CHAPITRE 5 – LE CADAVRE DES COMMUNS

 

Nous crions à la honte sur le baron féodal qui interdisait au paysan de retourner une motte de terre à moins qu´il n´abandonne à son seigneur un quart de sa récolte. Nous appelons ça l´époque barbare. Mais si les formes ont changé, les relations sont restées les mêmes, et le travailleur est forcé, sous un contrat nommé libre, d´accepter des obligations féodales. Car, où qu´il se tourne, il ne peut pas trouver de meilleures conditions. Tout est devenu propriété privée, et il doit accepter, ou mourir de faim. —Peter Kropotkin

Derrière chaque grande fortune se cache un grand crime. — Honoré de Balzac

Malgré l´évidente indépendance de la terre des efforts humains pour son existence, la terre n´est pas si différente de n´importe quelle autre sorte de propriété. Regardons d´abord la propriété matérielle – tout ce qui est fait de métal, bois, plastique, plantes ou animaux, minéraux et ainsi de suite. Est-ce que ce sont autre chose que des morceaux de la terre, modifiés par l´effort humain ? La distinction entre la terre et ses améliorations – la distinction entre ce qui existe déjà et ce que l´effort humain crée – n´est ni plus ni moins valable pour la terre que pour n´importe quel autre bien matériel. Tout ce que nous utilisons et tout ce que nous possédons consiste en des morceaux de la terre modifiés. Ensemble ils sont le “capital naturel” – la richesse et la bonté que la nature nous a légués. A l´origine rien de tout cela n´était propriété; c´est passé dans ce domaine lorsque la technologie a étendu notre portée et la mentalité de séparation a intensifié notre volonté de posséder. De nos jours, des formes de capital naturel dont nous connaissions à peine l´existence sont devenues propriété: le spectre électromagnétique, des séquences d´ADN, et, indirectement, la diversité écologique et la capacité de la terre à absorber les déchets industriels. 1

Qu´il ait été transformé en un sujet direct de propriété, comme pour le sol, le pétrole et les arbres, ou qu´il soit toujours un bien commun dont nous extractons pour créer une autre propriété, telle que la haute mer, le Grand Bien Commun d´origine a été vendu: converti d´abord en propriété et ensuite en argent. C´est cette étape finale qui confirme que quelque chose a en effet terminé sa métamorphose en propriété. Pouvoir librement acheter et vendre signifie qu´il a été dissocié de sa matrice originale de relations; en d´autres mots, qu´il est devenu “aliénable.” C´est pourquoi l´argent est devenu une procuration pour la terre et toute autre propriété, et c´est pourquoi faire payer sa location (l´intérêt) a les mêmes effets et participe de la même injustice ancienne que faire payer la location de la terre.

CAPITAL CULTUREL ET SPIRITUEL

Le capital naturel est l´une de quatre larges catégories de la richesse commune qui comprend aussi le capital social, culturel et spirituel. Chacune consiste de choses qui jadis étaient gratuites, faisaient partie de l´autosuffisance ou de l´économie du don, pour lesquelles à présent nous payons. Le vol ainsi n´est pas de la mère terre, mais de la mère culture.

La plus familière de ces autres formes de capital dans le discours économique, est le capital culturel, qui est connu sous le terme propriété intellectuelle. En des temps passés, l´immense fonds d´histoires, d´idées, de chansons, de motifs artistiques, d´images et d´inventions techniques, formaient un bien commun dont tout le monde pouvait puiser pour le plaisir et la productivité, ou incorporer à d´autres innovations encore. Au Moyen Age, les ménestrels écoutaient les chansons des autres et empruntaient de nouvelles mélodies qu´ils aimaient, les modifiaient et les réintroduisaient dans le bien commun de la musique. De nos jours les artistes et leurs sponsors d´entreprise luttent pour protéger et réserver les droits de chaque nouvelle création, et poursuivent vigoureusement quiconque essaie d´incorporer ces chansons dans les leurs. La même chose de passe dans chaque sphère créative. 2

La justification morale de la propriété intellectuelle est, de nouveau, “Si je suis à moi, et que ma puissance de travail m´appartient, alors ce que je fais est à moi.” Mais même en acceptant le prémisse “je suis à moi”, l´hypothèse implicite que les créations artistiques et intellectuelles jaillissent ex nihilo de l´esprit du créateur, indépendamment du contexte culturel, est absurde. Toute création intellectuelle (y compris ce livre) puise dans les éléments de la mer culturelle qui nous entoure, et dans le fonds d´images, de mélodies et d´idées qui sont profondément gravées dans la psyché humaine, ou lui sont peut-être même innées.

Comme le dit Lewis Mumford, “Un brevet est un système qui permet à un homme de revendiquer une récompense financière spéciale parce qu´il est le dernier lien dans le processus social compliqué qui a produit l´invention.”3 La même chose est vraie pour les chansons, les histoires, et toutes les autres innovations culturelles. En les transformant en propriété privée, nous sommes en train d´emmurer quelque chose qui n´est pas à nous. Nous volons des biens communs culturels. Et parce que, comme la terre, des morceaux des communs culturels produisent eux-mêmes une richesse continue, ce vol est un crime continuel qui contribue au fossé entre les nantis et les démunis, les propriétaires et les locataires, les créanciers et les débiteurs. L´anarchiste russe Peter Kropotkin explique ce point général éloquemment:

Chaque machine a eu la même histoire – un long relevé de nuits sans sommeil et de pauvreté, de désillusions et de joies, d´améliorations partielles découvertes par plusieurs générations de travailleurs sans nom, qui ont ajouté à l´invention originale ces petits riens sans lesquels l´idée la plus fertile demeurerait stérile. Plus que ça: chaque nouvelle invention est une synthèse, le résultat d´innombrables inventions qui l´ont précédée dans le vaste domaine de la mécanique et de l´industrie.

La science et l´industrie, la connaissance et l´application, la découverte et la réalisation pratique menant à de nouvelles découvertes, l´ingéniosité du cerveau et des mains, le labeur de l´esprit et du muscle – tous travaillent ensemble. Chaque découverte, chaque avance, chaque augmentation de la somme des richesses humaines, doit son existence au dur travail physique et mental du passé et du présent.

De quel droit alors quiconque peut-il s´approprier le dernier morceau de cet immense tout et dire – C´est le mien, pas le tien ?4

De telles réflexions influencent et façonnent mon désir de mettre mes livres gratuitement à disposition en ligne et de renoncer à certains des droits d´auteur normaux. Je n´aurais pas pu écrire ce livre en-dehors d´un immense tissu organique d´idées, une richesse commune de capital culturel que je ne peux pas légitimement clôturer.5

Le capital spirituel est plus subtil. Il se réfère à nos capacités mentales et sensuelles, par exemple la faculté de se concentrer, de créer des mondes imaginés, et de tirer du plaisir de l´expérience de la vie. Lorsque j´étais jeune, tout juste avant que la télévision et les jeux vidéos viennent dominer l´enfance américaine, nous créions nos propres mondes avec des histoires aux scénarios complexes, mettant en pratique les technologies psychiques que les adultes peuvent utiliser pour façonner leurs vies et leur réalité collective: former une vision, raconter une histoire autour de cette vision qui distribue des sens et des rôles, jouer ces rôles, et ainsi de suite. Aujourd´hui, ces mondes imaginés arrivent préfabriqués des studios TV et des entreprises de programmation, et les enfants errent en des mondes bon marché, de goût criard et souvent violent créés par de lointains étrangers. Ces mondes viennent aussi avec des images préfabriquées, et la capacité à former leurs propres images (nous appelons cette capacité imagination) s´atrophie. Incapable d´envisager un nouveau monde, l´enfant grandit habituée à accepter n´importe quelle réalité qui lui est donnée.6 Pourrait-ce, peut-être, contribuer à la passivité politique du public américain ?

Une autre réduction du capital spirituel vient de l´intense stimulation sensorielle par les médias électroniques. Les films d´action modernes, par exemple, sont si rapides, si bruyants, si grossièrement excitants, que les films plus vieux paraissent ennuyeux en comparaison, sans parler des livres ou du monde de la nature. Malgré tous mes efforts pour limiter leur exposition aux excès modernes, mes enfants peuvent tout juste supporter de regarder des films faits avant 1975. Une fois habitués à l´intense stimulation, en son absence nous attrapons le syndrôme du manque que nous appelons ennui. Nous devenons dépendants, et devons ainsi payer pour obtenir quelque chose qui était jadis accessible simplement par le fait d´être vivant. Un bébé ou un chasseur-cueilleur va être fasciné par les lents processus de la nature: une brindille qui flotte sur l´eau, une abeille qui rend visite à une fleur, et d´autres choses qui sont au-delà de l´attention anémique des adultes modernes. Tout comme les coloni romains devaient payer pour utiliser la terre dont ils avaient besoin pour survivre, aujourd´hui de la même façon la plupart des gens doivent payer les propriétaires des processus, média et capitaux nécessaires pour créer la stimulation sensorielle extrême dont ils ont besoin pour se sentir vivants.

Il n´est peut-être pas immédiatement évident que le capital spirituel constitue un bien commun. Ce qui a été réellement approprié ici est un locus d´attention. Les capacités de l´esprit humain que je nomme capital spirituel n´existent pas en isolation; c´est notre éducation, notre environnement culturel qui les stimulent et les dirigent. Notre aptitude à imaginer et à obtenir l´accomplissement sensoriel, est en grande partie une aptitude collective, que de nos jours nous ne pouvons plus exercer avec les sources gratuites de l´esprit et de la nature, mais devons acheter à leurs nouveaux propriétaires.

L´attention collective de la race humaine est un bien commun comme la terre ou l´eau. Comme elles c´est une matière première de la créativité humaine. Pour faire un outil, pour faire n´importe quel travail, pour faire quelque chose, il faut placer son attention sur cette tâche plutôt que sur une autre. L´ubiquité de la publicité et des médias dans notre société est une réquisition de l´attention humaine collective, et une réduction de notre legs divin. Sur la route, partout où mes yeux se posent, il y a un panneau publicitaire. Dans le métro, sur internet, dans la rue, des messages commerciaux s´élancent pour “capturer” notre attention. Ils infiltrent nos pensées mêmes, nos histoires, notre dialogue intérieur, et par là nos émotions, désirs et croyances, dirigeant tout vers la production et le profit. Notre attention nous appartient à peine encore, tant les pouvoirs de la politique et du commerce la manipulent facilement.

Après qu´elle ait été manipulée si longtemps, coupée en morceaux, habituée à des stimuli intenses, ballotée d´un objet flamboyant mais vide à un autre, notre attention est tellement fragmentée que nous ne pouvons pas la maintenir suffisamment longtemps pour créer quoi que ce soit d´indépendant des programmes qui nous entourent. Nous perdons notre capacité à soutenir une pensée, comprendre des nuances et nous mettre dans la peau de quelqu´un d´autre. Sensibles à toute histoire simpliste ayant un attrait émotionnel immédiat, nous sommes des cibles faciles non seulement pour la publicité, mais aussi pour la propagande, la démagogie et le fascisme. De diverses façons celles-ci servent toutes le pouvoir de l´argent.

LE DÉPEÇAGE DE LA COMMUNAUTÉ

Le type de capital le plus important en ce qui concerne cette discussion est le capital social. Le capital social se réfère avant tout aux relations et compétences, aux “services” que les gens fournissaient autrefois, à eux-mêmes et les uns aux autres dans une économie de dons, comme la cuisine, la garde des enfants, les soins à la santé, l´hospitalité, le divertissement, le conseil, et la production de nourriture, la fabrication de vêtements et la construction de maisons. Aussi récemment qu´il y a une ou deux générations, beaucoup de ces fonctions étaient bien moins marchandisées qu´elles ne le sont aujourd´hui. Lorsque j´étais enfant, la plupart des gens que je connaissais mangeaient rarement au restaurant, et les voisins s´occupaient les uns des autres des enfants après l´école. La technologie a joué un rôle pour amener les relations humaines dans le domaine des “services”, tout comme elle a amené des morceaux de plus en plus profonds et obscurs de la terre dans le domaine des marchandises. Par exemple la technologie du phonographe et de la radio ont aidé à transformer la musique de quelque chose que les gens faisaient pour eux en quelque chose pour lequel ils payaient. Les technologies du stockage et du transport ont fait de même pour le traitement de la nourriture. En général la fine division du travail qui accompagne la technologie nous a rendus dépendants d´étrangers pour la plupart des choses que nous utilisons, et rend peu probable que nos voisins dépendent de nous pour quoi que ce soit que nous produisons. Ainsi les liens économiques sont devenus séparés des liens sociaux, nous laissant peu à offrir à nos voisins et peu d´occasion de les connaître.

La monétisation du capital social est le dépeçage de la communauté. Cela ne devrait pas être surprenant que l´argent soit profondément impliqué dans la désintégration de la communauté, car l´argent est l´incarnation même de l´impersonnel. Transformez deux forêts distinctes en argent, et elles deviennent pareilles. Appliqué aux cultures, le même principe est en train de créer rapidement une monoculture globale où chaque service est un service payé. Lorsque l´argent agit comme médiateur dans nos relations, nous aussi perdons notre unicité pour devenir un consommateur standard de marchandises et services standard, et un fonctionnaire standard effectuant d´autres services. Aucune relation économique personnelle n´est importante car nous pouvons toujours “payer quelqu´un d´autre pour le faire.” Il n´est pas étonnant, quels que soient nos efforts, que nous trouvions si difficile de créer une communauté. Tout cela est causé par la conversion, mue, nous le verrons, par l´intérêt, de l´unique et sacré en le monétisé et générique. Dans L´Ascension de l´Humanité j´ai écrit

“Nous n´avons pas réellement besoin les uns des autres.” … Quelle meilleure description pourrait-il y avoir de la perte de communauté dans le monde d´aujourd´hui ? Nous n´avons pas réellement besoin les uns des autres. Nous n´avons pas besoin de connaître la personne qui fait pousser, transporte et traite notre nourriture, fait nos vêtements, construit notre maison, crée notre musique, fait ou répare notre voiture; nous n´avons même pas besoin de connaître la personne qui s´occupe de nos bébés lorsque nous sommes au travail. Nous sommes dépendants du rôle, mais seulement incidemment de la personne qui remplit ce rôle. Quoi que ce soit, nous pouvons simplement payer quelqu´un pour le faire (ou payer quelqu´un d´autre pour le faire) tant que nous avons de l´argent. Et comment obtenons-nous de l´argent ? En effectuant quelqu´autre rôle spécialisé qui, très probablement, consiste en quelqu´un qui nous paie pour faire quelque chose pour eux …

Les besoins de la vie ont été remis entre les mains de spécialistes, nous laissant sans rien faire qui ait un sens (en-dehors de notre propre champ d´expertise) à part nous divertir. Entretemps, les quelques fonctions de la vie quotidienne qui nous restent sont pour la plupart des fonctions solitaires: conduire à des endroits, acheter des choses, payer des factures, cuisiner des aliments tout prêts, faire le ménage. Aucune de celles-ci ne requiert l´aide de voisins, parents ou amis. Nous souhaitons être plus proches de nos voisins; nous nous voyons comme des gens aimables qui les aideraient volontiers. Mais il n´y a pas grand chose où on pourrait les aider. Dans nos maisons-boîtes nous sommes autosuffisants. Ou plutôt nous sommes auto-suffisants par rapport aux gens que nous connaissons mais dépendants comme jamais d´étrangers complets qui vivent à des milliers de kilomètres de nous.

La marchandisation des relations sociales ne nous laisse rien d´autre à faire ensemble que consommer. La consommation commune Ne fait rien pour construire une communauté car elle ne demande pas de dons. Je pense que la vacuité si souvent déplorée de la plupart des rassemblements sociaux provient de la connaissance naissante “Je n´ai pas besoin de toi.” Je n´ai pas besoin de vous pour m´aider à consommer de la nourriture, des drogues ou du divertissement. La consommation ne fait appel aux dons de personne, ne révèle la véritable nature de personne. Communauté et intimité ne peuvent pas venir de la consommation commune mais uniquement de donner et co-créer.

Lorsque les libertains invoquent la sainteté de la propriété privée, ils créent sans le vouloir un besoin pour justement le Grand Gouvernement qu´ils méprisent tant. Car en l´absence de liens communautaires, les individus atomisés qui restent dépendent d´une autorité lointaine – un état constitué légalement – pour bien des fonctions sociales que les structures communautaires remplissaient jadis: sécurité, résolution de disputes et l´affectation du capital social collectif. La mise en propriété et la privatisation du domaine économique nous laissent, pour inventer une formule, impuissamment indépendants – indépendants de quiconque que nous connaissons, et dépendants d´institutions impersonnelles et contraignantes qui gouvernent de loin.

Lorsque je demande aux gens ce qui leur manque le plus dans leurs vies, la réponse la plus courante est “communauté.” Mais comment pouvons-nous bâtir une communauté quand ses blocs de construction – les choses que nous faisons les uns pour les autres – ont tous été convertis en argent ? La communauté est tissée à partir de dons. A la différence de l´argent ou des transactions de troc, dans lesquels aucune obligation ne reste après la transaction, les dons impliquent toujours des dons futurs. Lorsque nous recevons, nous devons; la gratitude est le savoir d´avoir reçu et le désir de donner en retour. Mais qu´y a-t-il à présent à donner ? Pas les nécessités de la vie, pas la nourriture, un toit ou des vêtements, pas du divertissement ni des histoires, pas des soins de santé: tout le monde achète ces choses. D´où l´envie de s´éloigner de tout cela, de retourner à une vie plus auto-suffisante dans laquelle nous construisons nos propres maisons et cultivons notre propre nourriture et faisons nos propres vêtements, en communauté. Cependant, bien qu´il y ait de la valeur dans ce mouvement, je doute que beaucoup de gens recommencent à faire les choses à la dure seulement pour avoir de la communauté. Il y a une autre solution à part renverser la spécialisation du travail et l´efficacité des machines de l´âge moderne, et elle provient du fait que l´argent ne remplit pas du tout nombre de nos besoins. Des besoins très importants sont insatisfaits de nos jours, et l´argent, par sa nature impersonnelle, est incapable de les satisfaire. La communauté du futur va surgir des besoins que l´argent ne peut fondamentalement pas satisfaire.

Vous pouvez voir à présent pourquoi j´appelle l´argent le “cadavre des communs.” La conversion du capital naturel, culturel, social et spirituel en argent est l´accomplissement de son pouvoir, décrit par Richard Seaford, d´homogénéiser tout ce qu´il touche. “En réduisant l´individualité à une impersonnalité homogène,” écrit-il, “le pouvoir de l´argent ressemble au pouvoir de la mort.”7 En effet, lorsque chaque forêt a été convertie en planches, lorsque chaque relation humaine a été remplacée par un service, les processus mêmes de vie planétaire et sociale vont cesser. Tout ce qui va rester sera de l´argent froid et mort, comme le mythe du Roi Midas, il y a bien des siècles, nous en a avertis. Nous serons morts – mais très, très riches.

LA CRÉATION DE BESOINS

Les économistes nous diraient que des choses telles que phonographes et bulldozers et le reste de la technologie nous ont enrichis, créant de nouveaux biens et services qui n´existaient pas avant. A un niveau profond, cependant, les besoins humains que ces choses satisfont ne sont rien de nouveau. Elle les satisfont juste d´une façon différente – une façon pour laquelle nous devons à présent payer.

Regardez les télécommunications. Les êtres humains n´ont pas de besoin abstrait pour une communication à longue distance. Nous avons un besoin de rester en contact avec des gens avec qui nous partageons des liens émotionnels et économiques. Dans le passé, ces gens étaient habituellement tout près. Un chasseur-cueilleur ou un paysan russe du quatorzième siècle auraient trouvé peu d´utilité à un téléphone. Les téléphones n´ont commencé à satisfaire un besoin que lorsque d´autres développements dans la technologie et la culture ont éloigné les êtres humains les uns des autres encore plus et fait éclater les familles étendues et les communautés locales. Ainsi le besoin de base qu´ils satisfont n´est rien de nouveau sous le soleil.

Regardez une autre offre technologique, par laquelle mes enfants, à ma grande consternation, semble irrésistiblement attirés: les jeux de rôle fantaisie en ligne massivement multi-joueurs. Le besoin qu´ils satisfont n´est rien de nouveau non plus.

Les préadolescents et adolescents ont un fort besoin d´explorer, d´avoir des aventures et d´établir une identité par des interactions avec des pairs qui se réfèrent à cette exploration et aventure. Avant, ceci avait lieu lors de vrais jeux dehors. Lorsque j´étais enfant nous n´avions de loin pas la liberté des générations avant nous, comme vous pourriez lire dans Tom Sawyer, cependant mes amis et moi nous baladions sur des kilomètres, allions à un ruisseau ou une carrière abandonnée, un sommet de colline en friche, les rails de chemin de fer. Aujourd´hui on trouve rarement des groupes d´enfants qui vagabondent, alors que chaque morceau de terre est clôturé et marqué de panneaux de défense d´entrer, alors que la société est obsédée par la sécurité, et alors que les enfants sont surchargés et poussés à la performance. La technologie et la culture ont volé aux enfants quelque chose dont ils ont profondément besoin – et ensuite, sous la forme de jeux vidéo, le leur a revendu.

Je me souviens du jour où j´ai compris ce qui se passait. Je regardais un épisode de l´émission télévisée Pokémon, qui en gros parle de trois enfants en vadrouille qui ont des aventures magiques. Ces personnages sur l´écran, fictifs et marques déposées vivaient les aventures magiques que les vrais enfants vivaient jadis mais pour lesquelles ils doivent à présent payer (par la publicité) s´ils veulent avoir le privilège de les regarder. En conséquence le PIB a crû. De nouveaux “biens et services” (par définition, des choses qui font partie de l´économie monétaire) ont été créés, remplaçant des fonctions qui étaient autrefois remplies gratuitement.

Une petite réflexion révèle que presque chaque bien et service accessible aujourd´hui satisfait des besoins qui étaient jadis satisfaits gratuitement. Et la technologie médicale ? Comparez notre propre santé médiocre avec la merveilleuse santé des chasseurs-cueilleurs et des paysans primitifs, et il devient clair que nous achetons au prix fort notre capacité à fonctionner physiquement. La garde des enfants ? Le traitement de la nourriture ? Le transport ? L´industrie textile ? L´espace ne me permet pas d´analyser chacun de ces cas pour montrer quelles nécessités de la vie nous ont été volées et revendues. Je vais donner encore une preuve de ma thèse: si la croissance de l´argent était réellement le moteur pour technologiquement et culturellement satisfaire de nouveaux besoins, alors ne serions-nous pas plus épanouis que tous les humains avant nous ?

Est-ce que les gens sont plus heureux à présent, plus épanouis, car ils ont des films plutôt que des conteurs tribaux, des lecteurs MP3 plutôt que des rassemblements autour du piano ? Sommes-nous plus heureux de manger de la nourriture produite en masse plutôt que celle du champ d´un voisin ou de notre propre jardin ? Est-ce que les gens sont plus heureux de vivre dans des unités préfabriquées ou des McMansions [gigantesques maisons, voir chapitre 2] qu´ils ne l´étaient dans des fermes en pierre de la Nouvelle Angleterre ou dans des wigwams ? Sommes-nous plus heureux ? Est-ce qu´un seul nouveau besoin a été satisfait ?

Même si ce n´est pas le cas, je ne vais pas jeter toute la technologie, malgré la ruine qu´elle a causée à la nature et l´humanité. En fait, les accomplissements de la science et de la technologie satisfont d´importants besoins, des besoins qui sont des éléments clé d´une économie sacrée. Ils incluent le besoin d´explorer, de jouer, de connaître, et de créer ce que dans le mouvement de la Nouvelle Economie nous appelons des “trucs vraiment cool.” Dans une économie sacrée, la science, la technologie et la spécialisation du travail qui les accompagne continueront d´être les agents pour satisfaire ces besoins. Nous pouvons déjà voir ce plus haut dessein de la science et de la technologie, comme un gène récessif qui surgit irrésistiblement malgré sa commercialisation sans fin. Il est dans le coeur de chaque véritable scientifique et inventeur: l´esprit d´émerveillement, l´excitation et le frisson de la nouveauté. Chaque institution de l´ancien monde a un équivalent dans le nouveau, la même note à une autre octave. Nous ne réclamons pas une révolution qui va éliminer l´ancien et créer le nouveau à partir de rien. Ce genre de révolution a été essayé avant, avec à chaque fois les mêmes résultats, car cette mentalité fait elle-même partie de l´ancien monde. Une économie sacrée fait partie d´une sorte de révolution tout à fait différente, une transformation et non pas une purge. Dans cette révolution, les perdants ne vont même pas réaliser qu´ils ont perdu.

Jusqu´à aujourd´hui, très peu des produits de notre économie ont servi les besoins mentionnés ci-dessus. Non seulement nos besoins de jouer, explorer et s´émerveiller sont sous-satisfaits, mais aussi une grande inquiétude et une lutte accompagnent même l´assouvissement de nos besoins physiques. Cela contredit l´assertion des économistes que même si aucun nouveau besoin n´a été satisfait, la technologie et la division du travail nous permettent de satisfaire les besoins existants plus efficacement. Une machine, est-il dit, peut faire le travail de mille hommes; un ordinateur peut coordonner le travail de mille machines. Ainsi, les futuristes depuis le dix-huitième siècle ont prédit une imminente époque de loisirs. Cette époque n´est jamais arrivée, et semble même, durant les derniers trente-cinq ans, s´être éloignée encore plus. De toute évidence quelque chose ne marche pas.

L´une des deux hypothèses de base de l´économie est que les humains normalement agissent dans leur propre intérêt rationnel et que cet intérêt personnel correspond à l´argent. Deux personnes ne vont effectuer un échange (par exemple acheter quelque chose contre de l´argent) que si cela bénéficie aux deux. Plus il y a d´échanges qui se produisent, plus il y a alors de bénéfices réalisés. Les économistes associent par conséquent l´argent à l´”utilité” benthamienne – c´est-à-dire, le bien. C´est une des raisons pour lesquelles la croissance économique est le Saint-Graal incontesté de la politique économique – si l´économie croît, le présumé niveau de bonté du monde s´élève. Quel politicien ne voudrait pas s´attribuer le mérite pour la croissance économique ?

La logique économique dit que lorsqu´une nouvelle marchandise ou un nouveau service vient à exister, le fait que quelqu´un soit prêt à payer pour ça signifie que cela doit bénéficier à quelqu´un. Dans un certain sens étroit, ceci est vrai. Si je vole les clés de votre voiture, me les racheter peut vous bénéficier. Si je vole votre terre, me la louer peut vous bénéficier afin que vous puissiez survivre. Mais dire que les transactions monétaires prouvent une augmentation générale de l´utilité est absurde; ou plutôt, c´est présumer que les besoins qu´elles satisfont étaient à l´origine insatisfaits. Si nous payons juste pour quelque chose autrefois fourni par l´auto-suffisance ou l´économie de don, alors la logique de la croissance économique est erronée. Là se trouve une motivation idéologique cachée pour l´hypothèse que la vie primitive était, dans les mots de Hobbes, “solitaire, pauvre, sale, brutale et courte.” Un tel passé justifierait le présent, qui a de fait toutes les qualités de Hobbes de diverses manières. Comment est la vie dans les Grands Intérieurs des faubourgs, si ce n´est solitaire ? Comment est la vie en Afrique équatoriale, si ce n´est courte ?8 Et quelle époque peut rivaliser avec le siècle passé pour sa saleté et brutalité ? Peut-être que la vue hobbesienne que le passé était un dur combat pour survivre, est une projection idéologique de notre propre condition.

Pour que l´économie croisse, le domaine des marchandises et services échangeables en argent doit lui aussi grandir. Le produit national brut, après tout, est défini comme la somme totale des marchandises et services qu´une nation produit. Seuls ceux échangés contre de l´argent comptent.

Si je garde vos enfants gratuitement, les économistes ne le comptent pas comme un service ni ne l´ajoutent au PIB. Cela ne peut pas être utilisé pour payer une dette financière; je ne peux pas non plus aller au supermarché voisin et dire, “Ce matin j´ai surveillé les enfants de mes voisins, alors s´il-vous-plaît donnez-moi de la nourriture.” Mais si j´ouvre une garderie de jour et que je vous fais payer de l´argent, j´ai créé un “service”. Le PIB monte, et d´après les économistes la société est devenue plus riche. J´ai fait croître l´économie et élevé le niveau mondial de bien. Les “biens” sont ces choses pour lesquelles vous payez de l´argent. Argent = Bien. C´est l´équation de notre époque.

La même chose est vraie si je coupe une forêt et vends le bois. Tant que les arbres sont encore debout et inaccessibles, c´est n´est pas un bien. Cela de devient un “bien” que lorsque je construis une route forestière, engage des travailleurs, abats les arbres et transporte le bois à un acheteur. Je convertis la forêt en bois, une marchandise, et le PIB monte. Pareillement, si je crée une nouvelle chanson et la partage gratuitement, le PIB ne monte pas et la société n´est pas considérée enrichie, mais si je revendique les droits d´auteur et vends la chanson, elle devient un bien. Ou je peux trouver une société traditionelle qui utilise des plantes et des techniques shamaniques pour guérir, je détruis leur culture et les rends dépendants de médicaments pharmaceutiques qu´ils doivent acheter, les expulse de leur terre de sorte qu´ils ne peuvent plus être des paysans de subsistance et doivent acheter de la nourriture, et défriche la terre et les engage sur une plantation de bananes – et j´ai enrichi le monde. J´ai amené diverses fonctions, relations et ressources naturelles dans le domaine de l´argent.

A chaque fois que quelqu´un paie pour quoi que ce soit qu´elle recevait jadis comme cadeau ou faisait elle-même, le niveau mondial de “bien” augmente. Chaque arbre abattu et transformé en papier, chaque idée capturée et transformée en propriété intellectuelle, chaque relation humaine changée en service payant réduit un peu les biens communs naturels, culturels, spirituels et sociaux et les convertit en argent.

Il est vrai que c´est plus efficace (en termes d´heures de travail) que des professionnelles gardent trois douzaines d´enfants, plutôt qu´un tas de parents qui restent à la maison pour le faire eux-mêmes. C´est aussi plus efficace de cultiver des champs de plusieurs centaines d´hectares avec des méga-tracteurs et des produits chimiques que de produire la même quantité de nourriture sur une centaine de petites fermes en utilisant des outils manuels. Mais toute cette efficacité ne nous a pas donné plus de loisirs ni satisfait de besoin fondamentalement nouveau. L´efficacité en vient à satisfaire les anciens besoins à travers une élaboration obscène et sans fin, pour finalement atteindre l´extrême d´armoires remplies d´habits et de chaussures qui sont à peine portées avant de finir à la décharge.

Le caractère limité des besoins humains a posé des problèmes dès le tout début de l´ère industrielle, apparaissant d´abord dans l´industrie textile. Après tout, de combien de vêtements une personne a-t-elle vraiment besoin ? La solution à la crise imminente a été de manipuler les gens pour qu´ils sursatisfassent leurs besoins. Voyez l´industrie de la mode, qui, d´une façon étonnamment consciente et cynique, a encouragé les soi-disant élégants à suivre les modes. Une partie de la raison pour laquelle les gens ont adopté ceci est que l´habillement occupe une place spéciale dans toutes les cultures, satisfaisant des besoins variés, joyeux, sombres et ludiques, et contribuant grandement au besoin plus profond d´identité sociale. Il est aussi naturel de parer nos corps que d´épicer notre nourriture. L´important est qu´aucun nouveau besoin n´était satisfait. De plus en plus de production est dévouée à satisfaire le même besoin, sans cesse élaboré.

De plus, la même industrialisation qui a amené la production de masse de textiles a aussi causé la désintégration sociale qui a fracassé les communautés traditionnelles et rendu les gens sensibles à l´industrie de la mode. J´ai décrit ceci dans un contexte un peu plus large dans L´Ascension de l´Humanité:

Pour introduire le consumérisme dans une culture jusque là isolée, il est d´abord nécessaire de détruire son sens d´identité. Voici comment: Perturbez ses réseaux de réciprocité en introduisant des articles de consommation de l´extérieur. Erodez son estime de soi avec de chic et fascinantes images de l´Occident. Dénigrez ses mythologies par du travail missionnaire et l´éducation scientifique. Démantelez ses coutumes traditionnelles de transmettre le savoir local en introduisant la scolarisation avec des programmes de l´extérieur. Détruisez sa langue en prévoyant cette scolarisation en anglais ou une autre langue nationale ou mondiale. Coupez ses liens à la terre en important de la nourriture bon marché pour rendre l´agriculture locale non rentable. Alors vous avez créé un peuple qui désire ardemment les bons baskets.

La crise de surproduction qui surgit lorsqu´un besoin a été généralement satisfait, est résolue en l´exportant vers quelqu´autre besoin. Une façon équivalente de voir ceci est qu´une sorte après l´autre de richesse commune naturelle, sociale, culturelle et spirituelle est convertie en propriété et en argent. Lorsque le capital social de fabrication d´habits (c´est-à-dire les compétences et traditions ainsi que les moyens de les transmettre) est transformé en marchandise, et plus personne ne fabrique d´habits en dehors de l´économie monétaire, alors il est temps de vendre encore plus de vêtements en détruisant les autres structures sociales qui soutiennent l´identité. L´identité devient une marchandise, et les habits et autres articles de consommation deviennent sa procuration.

L´écologie sociale – les compétences partagées, les coutumes et les structures sociales qui satisfont les besoins les uns des autres – est une source de richesse tout aussi abondante, et comporte tout autant de veines de trésor que l´écologie naturelle et la terre qui la sous-tend. La question est, que se passe-t-il lorsque toutes ces formes de capital commun sont épuisées ? Que se passe-t-il lorsqu´il n´y a plus de poissons à transformer en nourriture de mer, plus de forêts à transformer en papier, plus de couche arable à transformer en sirop de maïs, plus rien que les gens fassent gratuitement pour les autres ?

En vérité, ceci ne devrait pas du tout être une crise. Pourquoi devons-nous continuer de croître ? Si tous nos besoins sont satisfaits par une efficacité accrue, pourquoi ne pouvons-nous pas juste travailler moins ? Pourquoi l´âge des loisirs promis n´est-il jamais arrivé ? Comme nous le verrons, dans notre système monétaire actuel, il n´arrivera jamais. Aucune nouvelle merveille technologique ne suffira. Le système monétaire que nous avons hérité va toujours nous contraindre à choisir la croissance plutôt que les loisirs.

On pourrait dire que l´argent a satisfait un besoin qui n´était véritablement pas satisfait auparavant – le besoin pour l´espèce humaine de grandir et d´opérer à une échelle de millions ou de milliards. Notre besoin de nourriture, de musique, d´histoires, de médicaments et ainsi de suite, peut ne pas être plus satisfait qu´à l´Age de la Pierre, mais nous pouvons, pour la première fois, créer des choses qui demandent les efforts coordonnés de millions de spécialistes autour du globe. L´argent a facilité le développement d´un organisme méta-humain de sept milliards de cellules, le corps collectif de l´espèce humaine. Il est comme une molécule de signalisation, coordonnant les contributions d´individus et d´organisations vers des buts qu´aucun groupement plus petit ne pourra jamais atteindre. Tous les besoins que l´argent a créés ou transférés du personnel au standard et générique ont fait partie du développement de cet organisme. Même l´industrie de la mode en a fait partie, comme un moyen pour créer une identité et un sens d´appartenance à travers d´immenses distances sociales.

Comme un organisme multicellulaire, l´humanité en tant qu´être collectif a besoin d´organes, de sous-systèmes et des moyens de les coordonner. L´argent, avec la culture symbolique, la technologie de la communication, l´éducation et ainsi de suite, ont été cruciaux pour les développer. Il a aussi été comme une hormone de croissance, tout à la fois stimulant la croissance et régissant l´expression de cette croissance. Aujourd´hui, semble-t-il, nous atteignons les limites de la croissance, et par conséquent la fin de l´enfance de l´humanité. Tous nos organes sont entièrement formés; certains, en effet, ne servent plus à rien, et pourraient retourner à une forme résiduelle. Nous mûrissons. Peut-être que nous sommes sur le point de diriger notre puissance créatrice nouvellement trouvée, puissance de milliards d´humains, vers son mûr dessein. Peut-être qu´en conséquence nous avons besoin d´une différente sorte d´argent, qui continue de coordonner l´immensément complexe organisme métahumain mais ne le contraint plus à grandir.

LE POUVOIR DE L´ARGENT

Toutes les myriades de formes de propriété aujourd´hui ont une caractéristique définissante en commun: elles peuvent toutes être achetées et vendues pour de l´argent. Toutes sont l´équivalent de l´argent, car quiconque possède de l´argent peut posséder n´importe quelle autre forme de capital et la puissance productrice qui va avec. Et chacune de ces formes, souvenez-vous, ont surgi des biens communs, n´était jadis possédée par personne, et a finalement été arrachée des communs et fait propriété. La même chose qui est arrivée à la terre s´est produite pour tout le reste et a amené la même concentration de richesse et de pouvoir dans les mains de ceux qui le possède. Comme les premiers pères de la chrétienté, Proudhon, Marx et George le savaient, il est immoral de dérober sa propriété à quelqu´un et ensuite le forcer à vous payer pour l´utiliser. C´est pourtant ce qui se passe à chaque fois que vous encaissez un loyer sur le sol ou un intérêt sur l´argent. Ce n´est donc pas par accident que presque toutes les religions mondiales interdisent l´usure. Quelqu´un ne devrait pas profiter de simplement posséder ce qui existait avant la propriété, et l´argent aujourd´hui est la manifestation de tout ce qui existait avant la propriété, l´essence distillée de la propriété.

Cependant, les systèmes monétaires anti-intérêt que je vais proposer et décrire dans ce livre ne sont pas motivées par la seule moralité. L´intérêt est plus que juste le bénéfice d´un crime déjà commis. C´est aussi le moteur d´un vol continu; c´est une force qui nous contraint tous, aussi bienveillantes que soient nos intentions, à une complicité volontaire ou involontaire dans le dépeçage de la terre.

Lors de mes voyages, d´abord vers l´intérieur de moi-même et ensuite comme orateur et écrivain, j´ai souvent rencontré une profonde angoisse et impuissance née de l´omniprésence de la machine qui dévore le monde et de la presque impossibilité d´éviter d´y participer. Pour donner un exemple parmi des millions, les gens qui tempêtent contre Wal-Mart continuent d´y faire des achats, ou dans d´autres magasins qui font tout autant partie de la chaîne prédatrice globale, parce qu´ils pensent qu´ils ne peuvent pas se permettre de payer le double du prix ou de s´en passer. Et l´électricité qui alimente ma maison – du charbon arraché de sommets de montagnes ? Et le carburant qui m´emmène où je veux ou me livre des choses si je décide de me passer de voiture ? Je peux minimiser ma participation à la machine qui dévore le monde, mais je ne peux pas l´éviter entièrement. En devenants conscients que simplement vivre en société signifie contribuer aux maux du monde, les gens passent souvent par une phase de désir de trouver une communauté intentionnelle complètement isolée et auto-suffisante – mais à quoi cela sert-il, alors que Rome brûle ? Et alors que se passe-t-il si vous ne contribuez pas à votre petite part de la pollution qui écrase la terre ? Elle continue à toute vitesse, que vous viviez dans la forêt et vous nourrissiez de racines et de baies, ou dans un faubourg et mangiez de la nourriture amenée par camions de Californie.9 Le désir de disculpation personnelle des péchés de la société est une sorte de fétiche, comme des panneaux solaires sur une maison de 400 mètres carrés.

Aussi louable que soit l´envie, les mouvements pour boycotter Wal-Mart ou réformer la santé, l´éducation, la politique ou n´importe quoi d´autre deviennent rapidement futiles car ils se heurtent au pouvoir de l´argent. Avoir quelque impact semble une nage éreintante contre le courant, et dès que nous nous reposons, un nouveau scandale, une nouvelle horreur nous emporte de nouveau, un nouveau dépouillement de la nature, de la communauté, de la santé ou de l´esprit pour de l´argent.

Qu´est-ce exactement que le “pouvoir de l´argent” ? Ce n´est pas, comme il semble parfois, une cabale malfaisante de banquiers qui contrôlent le monde à travers le Conseil Bilderberg, la Commission Trilatérale et d´autres instruments des “Illuminati.” Dans mes voyages et ma correspondance, parfois je croise des gens qui ont lu des livres de David Icke et d´autres et qui expliquent de manière convaincante qu´il existe une ancienne conspiration globale qui veut un “Nouvel Ordre Mondial,” symbolisée par l´oeil qui voit tout au sommet de la pyramide, contrôlant chaque gouvernement et chaque institution, dirigée depuis les coulisses par une petite coterie de monstres assoiffés de puissance qui comptent même les Rothschilds et les Rockefellers parmi leurs marionnettes. Je dois être très naïf ou très ignorant pour ne pas réaliser la vraie nature du problème.

Bien que j´avoue être naïf, je ne suis pas ignorant. J´ai lu beaucoup sur ce sujet et en suis insatisfait. Bien qu´il soit clair qu´il y a derrière des événements tels que le 11 septembre et les assassinats des Kennedy bien plus que ce qu´il nous a été dit, et que l´industrie financière, le crime organisé et le pouvoir politique sont intimement liés entre eux, je trouve que généralement les théories de conspiration surestiment la capacité des humains à dirigier et contrôler avec succès des systèmes complexes. Quelque chose de mystérieux est certainement en cours, et les “coïncidences” que des gens comme Icke mentionnent défient toute explication conventionnelle, mais si vous permettez que nous nous adonnions un instant à la métaphysique, je pense finalement que ce qui se passe est que nos profondes idéologies et systèmes de croyance, et les ombres inconscientes, génèrent une matrice de synchronicités qui ressemblent beaucoup à une conspiration. En fait, il s´agit d´une conspiration sans conspirateurs. Tout le monde est une marionnette, mais il n´y a personne qui tire les fils.

De plus, l´attrait des théories de conspiration, qui sont habituellement infalsifiables, est tout aussi psychologique qu´empirique. Les théories de conspiration ont un attrait noir car elles puisent dans notre indignation originelle et identifient quelque chose vers quoi la canaliser, quelque chose à blâmeret quelque chose à haïr. Malheureusement, comme de nombreux révolutionnaires ont découvert lorsqu´ils renversent les oligarques, notre haine est déplacée. Le vrai coupable est bien plus profond et bien plus pénétrant. Il transcende l´action humaine consciente, et même les banquiers et les oligarques vivent dans sa servitude. Les vrais coupables sont les seigneurs extraterrestres qui gouvernent le monde depuis leurs soucoupes volantes. C´est une blague.10 Le vrai coupable, le vrai marionnettiste qui manipule nos élites depuis les coulisses, est le système monétaire lui-même: un système basé sur le crédit, actionné par l´intérêt, qui résulte de l´ancienne marée montante de la séparation; qui génère la compétition, la polarisation et l´avidité; qui force la croissance exponentielle infinie; et, ce qui est le plus important, qui touche à sa fin à notre époque car le carburant pour cette croissance – le capital social, naturel, culturel et spirituel – s´épuise.

Les quelques chapitres suivants décrivent ce processus et la dynamique de l´intérêt, reformulant la crise économique actuelle comme le point culminant d´une tendance qui existe depuis des siècles. Avec cette révélation, nous pouvons mieux comprendre comment ne pas simplement créer un nouveau système monétaire, mais une nouvelle sorte de système monétaire, qui a les effets contraires du nôtre aujourd´hui: partage au lieu d´avidité, égalité au lieu de polarisation, enrichissement des biens communs au lieu de leur dépouillement, et durabilité au lieu de croissance. Et aussi, cette nouvelle sorte de système monétaire va incarner un changement encore plus profond que ce qui se passe sous nos yeux aujourd´hui, un changement de l´identité humaine vers un soi connecté, lié à tout ce qui est dans le cercle du don. Tout argent qui fait partie de cette Réunion, de ce Grand Tournant, mérite à coup sûr d´être qualifié de sacré.

1 Les crédits de pollution et des systèmes similaires cherchent à convertir la capacité d´absorption de la terre en propriété. Cependant, même sans eux il s´agit déjà d´un composant invisible et intégré de tout produit manufacturé, un apport essentiel dont il y a approvisionnement limité. Même sans droits de propriété explicites, cette capacité d´absorption est prise des biens communs.

2 Les réalisateurs de films, par exemple, ont besoin de départements légaux entiers de “l´octroi des droits” pour être sûrs qu´ils n´ont pas dans leur film utilisé par inadvertance une image protégée par des droits d´auteur. Cela pourrait inclure des images de meubles, bâtiments, logos et vêtements de marque – presque tout dans l´environnement construit. Le résultat a été d´étouffer la créativité et de reléguer une bonne partie de l´art le plus intéressant dans l´illégalité. (Ceci est inévitable lorsque l´art utilise les trucs de la vie autour de nous comme sujet, et que ces trucs sont déjà dans le domaine de la propriété.)

3 Mumford, Technics and Civilization, 142. Bien sûr la personne à la dernière étape du processus de l´invention mérite une récompense pour son ingéniosité et son labeur, mais le contexte social doit aussi être reconnu. Ceci est de moins en moins le cas car les durées des brevets et des droits d´auteur ont augmenté, de leurs une ou deux décennies à l´origine, à dans certains cas jusqu´à un siècle.

4 Kropotkin, The Conquest of Bread [La Conquète du Pain], chapitre 1.

5 Une discussion détaillée des droits de la propriété intellectuelle est au-delà de l´étendue de ce livre. Certainement j´ai fait une contribution à ce tissu d´idées (tout du moins je le pense !) et je mérite de pouvoir vivre de mon travail. Cependant, empêcher d´autres d´incorporer mes écrits et d´autres créations dans leurs propres créations nouvelles, semble pingre. En pratique, je préconise une vaste expansion de la doctrine de la “juste utilisation” et un raccourcissement drastique de la durée pour les droits d´auteur et les brevets.

6 Ou elle n´accepte aucune réalité du tout, écartant tout comme n´étant que des images ou des symboles. D´une part cela lui permet de “voir à travers les conneries”. D´autre part ça la rend cynique et blasée.

7 Seaford, Money and the Early Greek Mind, 157.

8 La vie est courte également: malgré une étendue de vie relativement longue, la vie semble courte pour une personne affairée et pressée.

9 Néanmoins, les efforts que les gens font pour réduire leur complicité dans la destruction du monde sont très importants au niveau du rituel. Un rituel consiste en la manipulation de symboles pour influer sur la réalité – même l´argent est un instrument de rituel – et exerce par conséquent une grande force pratique. Alors s´il-vous-plaît ne laissez pas mes mots vous dissuader de boycotter Wal-Mart. Pour une discussion plus approfondie, voir mon essai “Rituals for Lover Earth” [Rituels pour l´Amante Terre] en ligne, de préférence après avoir lu le chapitre 8 de ce livre.

10 A vrai dire, pas entièrement. L´imputation d´un contrôle infâme à des entités extraterrestres ou démoniaques manifeste une certaine perspicacité: la source du mal en notre monde est au-delà de l´action humaine consciente. Il y a des maîtres de marionnettes, mais ce sont des systèmes et des idéologies, pas des gens. Quant aux extraterrestres, j´ai de la peine à répondre à la question de si je “crois en eux.” Peut-être que la question de savoir s´ils “existent” amène subrepticement des hypothèses ontologiques qui ne sont pas vraies, surtout qu´il y aurait une toile de fonds dans lequel les choses objectivement existent ou n´existent pas. Alors d´habitude je dis simplement “oui.”