Avec des fruits en abondance le pays d´Angleterre fleurit et pousse; ondulé par des récoltes dorées; parsemé densément d´ateliers, d´unités industrielles, avec quinze millions de travailleurs, connus pour être les plus forts, les plus affûtés et les plus volontaires que notre Terre ait jamais eus; le travail qu´ils ont fait, le fruit qu´ils ont réalisé est là, abondant, exubérant dans chacune de nos mains: et prenez garde, un décret maléfique comme un Enchantement est passé, disant: “Ne le touchez pas, vous travailleurs, vous maîtres-travailleurs, vous maîtres-oisifs; aucun de vous ne peut le toucher, pas un d´entre vous n´en profitera; ceci est un fruit enchanté !” —- Thomas Carlyle, Passé et Présent
Il est dit que l´argent, ou du moins l´attrait pour lui, est la racine de tous les maux. Mais pourquoi devrait-ce être ainsi ? Après tout, le but de l´argent est, fondamentalement, simplement de faciliter l´échange – en d´autres mots, de connecter les dons humains aux besoins humains. Quelle puissance, quelle perversion monstrueuse a transformé l´argent en le contraire: un agent du manque ?
Car en effet nous vivons dans un monde de fondamentale abondance, un monde dans lequel d´immenses quantités de nourriture, d´énergie et de matériaux partent aux ordures. La moitié du monde est affamée tandis que l´autre moitié jette assez pour nourrir la première moitié. Dans le Tiers Monde et dans nos propres ghettos, les gens manquent de nourriture, d´abri et d´autres nécessités de base, et ne peuvent pas se permettre de les acheter. Pendant ce temps nous investissons des ressources colossales dans des guerres, de la camelote en plastique, et d´innombrables autres produits qui ne servent pas le bonheur humain. Manifestement la pauvreté n´est pas due à un manque de capacité productive. Elle n´est pas non plus due à un manque de volonté d´aider: beaucoup de gens voudraient tellement nourrir les pauvres, restaurer la nature et accomplir d´autres tâches qui ont un sens, mais ne peuvent pas car il n´y a pas d´argent là-dedans. L´argent échoue totalement à connecter dons et besoins. Pourquoi ?
Pendant des années, suivant l´opinion conventionnelle, j´ai pensé que la réponse était “l´avidité”. Pourquoi est-ce que les ateliers de misère, les usines sweatshops, écrasent les salaires au plus bas ? L´avidité. Pourquoi les gens achètent-ils des VUS, d´énormes véhicules 4×4 goinfres en essence ? L´avidité. Pourquoi est-ce que les entreprises pharmaceutiques suppriment la recherche et vendent des médicaments qu´elles savent dangereux ? L´avidité. Pourquoi les fournisseurs de poissons tropicaux dynamitent-ils les récifs de corail ? Pourquoi les usines rejettent-elles des déchets toxiques dans les rivières ? Pourquoi les prédateurs financiers pillent-ils les fonds de retraites des employés ? L´avidité, l´avidité, l´avidité.
Finalement j´en suis venu à me sentir mal à l´aise avec cette réponse. D´une part elle participe de la même idéologie de séparation qui est à la racine des maux de notre civilisation. C´est une idéologie aussi ancienne que la division agricole du monde en deux domaines séparés: le sauvage et le domestique, l´humain et le naturel, le blé et les mauvaises herbes. Elle dit qu´en ce monde il y a deux forces opposées, le bien et le mal, et que nous pouvons créer un monde meilleur en éliminant le mal. Il y a quelque chose de mauvais dans le monde et quelque chose de mauvais en nous, quelque chose que nous devons extirper pour que le monde soit prêt pour le bien.
La guerre contre le mal imprègne chaque institution de notre société. En agriculture elle apparaît comme le désir d´exterminer les loups, de détruire toutes les mauvaises herbes avec du glyphosate, de tuer tous les animaux nuisibles. En médecine c´est la guerre contre les microbes, une bataille continuelle contre un monde hostile. En religion c´est la lutte contre le péché, ou contre l´ego, ou contre le manque de foi ou le doute, ou contre la projection externe de ces choses: le diable, l´infidèle. C´est la mentalité de purifier et purger, d´auto-amélioration et de conquête, de s´élever au-dessus de la nature et de transcender le désir, de se sacrifier pour atteindre le bien. Surtout, c´est la mentalité de contrôle.
Elle dit qu´une fois que la victoire finale sur le mal est remportée, nous allons entrer au paradis. Si nous éliminons tous les terroristes ou créons une barrière qui leur soit impénétrable, nous serons en sécurité. Si nous développons un antibiotique irrésistible et une régulation artificielle des processus corporels, nous aurons une santé parfaite. Si nous rendons le crime impossible et avons une loi pour tout gouverner, nous aurons une société parfaite. Si vous surmontez votre paresse, vos compulsions, vos dépendances, vous aurez une vie parfaite. Jusque là, il vous faudra simplement essayer plus fort.
Dans le même esprit, le problème dans la vie économique est soi-disant l´avidité, à la fois hors de nous-mêmes sous la forme de tous ces gens cupides et en nous-mêmes sous la forme de nos propres tendances cupides. Nous aimons imaginer que nous-mêmes ne sommes pas si avides – peut-être avons-nous quelques pulsions cupides, mais nous les gardons sous contrôle. Pas comme certains ! Certains ne contrôlent pas leur avidité. Il leur manque quelque chose de fondamental que vous et moi avons, une décence de base, une bonté élémentaire. Ils sont, en un mot, Mauvais. S´ils ne parviennent pas à contenir leurs envies, à faire avec moins, alors il nous faudra les y forcer. Clairement le paradigme de l´avidité déborde de jugement des autres, et aussi de jugement de soi. Notre vertueuse colère et haine des cupides dissimule la peur secrète que nous ne valons pas mieux qu´eux. C´est l´hypocrite qui est le plus zélé dans la persécution du mal. Externaliser l´ennemi permet d´exprimer des sentiments de colère qui sont sans solution. D´une certaine manière, c´est une nécessité: les conséquences de les garder enfermés ou dirigés vers l´intérieur sont effroyables. Mais dans ma vie est venu un moment où j´en avais fini avec la haine, avec la guerre contre le soi, avec la lutte pour être bon, et avec la prétention que j´étais meilleur que tous les autres. Je crois que l´humanité, collectivement, s´approche elle-aussi d´un tel moment. Finalement, l´avidité est une fausse piste, en soi un symptôme et non une cause d´un problème plus profond. Blâmer la cupidité et la combattre en intensifiant le programme d´auto-contrôle, c´est intensifier la guerre contre le soi, qui n´est qu´une expression différente de la guerre contre la nature et la guerre contre l´autre qui est à la base de la crise de civilisation actuelle.
L´avidité a un sens dans un contexte de manque. Notre idéologie dominante le présuppose: il est intégré à notre Histoire du Soi. Le soi séparé, dans un univers gouverné par des forces hostiles ou indifférentes, est toujours au bord de l´extinction, et en sécurité uniquement dans la mesure où il peut contrôler ces forces. Placés dans un univers objectif extérieur à nous-mêmes, nous devons entrer en compétition les uns avec les autres pour des ressources limitées. Basées sur l´histoire du soi séparé, aussi bien la biologie que l´économie ont ainsi inscrit la cupidité dans leurs axiomes fondamentaux. En biologie c´est le gène qui vise à maximiser l´intérêt reproducteur personnel; en économie c´est l´acteur rationnel qui cherche à maximiser son intérêt personnel financier. Mais si l´hypothèse du manque était fausse – une projection de notre idéologie, et non la réalité ultime ? Dans ce cas, l´avidité n´est qu´un symptôme de la perception de manque.
Une indication que l´avidité reflète la perception plutôt que la réalité du manque est que les gens riches ont tendance à être moins généreux que les gens pauvres. Dans mon expérience, assez souvent les gens pauvres se prêtent ou se donnent de petites sommes qui, proportionnellement parlant, seraient l´équivalent de la moitié du salaire net d´une personne riche. Une recherche approfondie confirme cette information. Une grande étude de 2002 par Independent Sector, une organisation de recherche à but non lucratif, a trouvé que les américains gagnant moins de 25 000 $ donnent 4,2 pour cent de leur revenu à des bonnes oeuvres, par contraste avec 2,7 pour cent pour les gens gagnant plus de 100 000 $. Plus récemment, Paul Piff, un sociopsychologue à l´Université de Californie, a trouvé que “les gens à faible revenu étaient plus généreux, charitables, faisaient plus confiance aux autres et les aidaient plus que ceux avec plus de richesse.”1 Piff a trouvé que quand on donnait de l´argent aux sujets de la recherche, pour le distribuer anonymement entre eux et un partenaire (qui ne saurait jamais leur identité), leur générosité était inversément proportionnelle à leur statut socioéconomique.2
Bien qu´il soit tentant d´en conclure que les gens avides deviennent riches, une interprétation aussi plausible est que la richesse rend les gens avides. Pourquoi en serait-il ainsi ? Dans un contexte d´abondance la cupidité est stupide; ce n´est que dans un contexte de manque que c´est rationnel. Les riches perçoivent un manque là où il n´y en a pas. Ils se soucient également de l´argent plus que tous les autres. Se pourrait-il que l´argent lui-même cause la perception du manque ? Se pourrait-il que l´argent, presque synonyme de sécurité, amène ironiquement le contraire ? La réponse à ces deux questions est oui. Au niveau individuel, les riches ont beaucoup plus “investi” dans leur argent et sont moins capables de le lâcher. (Lâcher prise aisément reflète une attitude d´abondance.) Au niveau systémique, comme nous allons le voir, le manque est également intégré à l´argent, une conséquence directe de la façon dont il est créé et circulé.
L´hypothèse du manque est l´un des deux axiomes fondamentaux de l´économie. (Le second est que les gens cherchent naturellement à maximiser leur intérêt personnel rationnel.) Les deux sont faux; ou, plus précisément, ils ne sont vrais que dans un domaine étroit, un domaine que nous, la grenouille au fond du puits, méprenons pour la totalité de la réalité. Comme c´est si souvent le cas, ce que nous prenons pour la vérité objective est en fait une projection de notre propre condition sur le monde “objectif”. Nous sommes tellement immergés dans le manque que nous le prenons pour la nature de la réalité. Mais en fait, nous vivons dans un monde d´abondance. Le manque omniprésent que nous vivons est une conséquence: de notre système monétaire, de notre politique, et de nos perceptions.
Comme nous le verrons, notre système monétaire, notre système de propriété, et notre système économique général reflètent la même idée du soi, dans laquelle est intégrée la perception du manque. C´est le “soi discret et séparé”, le soi cartésien: une bulle de psychologie abandonnée dans un univers indifférent, qui cherche à posséder, contrôler, s´arroger le plus de fortune possible, mais condamnée d´avance, étant coupée de la richesse d´être connectée, à l´expérience de n´avoir jamais assez.
L´assertion que nous vivons dans un monde d´abondance provoque parfois une réaction émotionnelle, frisant l´hostilité, chez ceux de mes lecteurs qui croient qu´une coexistence humaine harmonieuse avec le reste de la vie est impossible sans une réduction massive de la population. Ils citent Peak Oil [le pic de pétrole] et la diminution des ressources, le réchauffement climatique, l´épuisement de nos terres agricoles, et notre empreinte écologique comme preuve que notre terre ne peut pas soutenir la civilisation industrielle aux niveaux de population actuels.
Ce livre apporte une réponse à ce souci comme partie d´une vision d´une économie sacrée. De manière plus importante, il traite aussi la question du “comment” – par exemple, comment nous arriverons là-bas en partant d´ici. Pour le moment je vais apporter une réponse partielle, une raison d´espérer.
C´est vrai qu´ aujourd´hui l´activité humaine surcharge immensément la terre. Carburants fossiles, aquifères, couche arable, la capacité d´absorber la pollution, et les écosystèmes qui entretiennent la viabilité de la biosphère, sont tous en train d´être épuisés à un rythme inquiétant. Toutes les mesures sur la table sont bien trop peu, bien trop tard – une goutte d´eau dans l´océan comparé à ce qui est nécessaire.
D´autre part une proportion colossale de cette activité humaine est soit superflue, soit nuisible au bonheur humain. Regardez d´abord l´industrie de l´armement et les ressources consommées en guerre: quelques 2000 milliards de dollars par année, un immense establishment scientifique, et l´énergie vitale de millions de jeunes gens, tout cela pour ne servir aucun besoin si ce n´est un que nous créons nous-mêmes.
Regardez l´industrie du logement ici aux Etats-Unis, avec les énormes McMansions des deux dernières décennies qui de nouveau ne satisfont aucun besoin humain réel. Dans certains pays un bâtiment de cette taille logerait cinquante personnes. En tout cas, les salons gigantesques ne sont pas utilisés, car les gens se sentent mal à l´aise à cette échelle inhumaine, et trouvent le confort dans le petit salon et le coin déjeûner. Les matériaux, l´énergie et l´entretien de telles monstruosités sont un gaspillage de ressources. Ce qui gaspille peut-être même plus est l´agencement des faubourgs, qui rend le transport public impossible et rend nécessaire une circulation automobile démesurée.
Regardez l´industrie alimentaire, qui montre un gaspillage massif à chaque niveau. D´après une étude gouvernementale, les pertes de la ferme au magasin sont d´environ 4 pour cent, les pertes du magasin au consommateur 12 pour cent, et les pertes au niveau du consommateur 29 pour cent. 3 De plus, d´immenses étendues de terre arable sont consacrées à la production de biocarburants, et l´agriculture mécanisée empêche la culture intercalaire riche en travail et d´autres techniques de production intensive qui pourraient accroître la productivité immensément. 4
De tels chiffres suggèrent l´abondance potentielle à disposition même dans un monde de sept milliards de personnes – mais avec une mise en garde: les gens dépenseront plus de temps (par tête) à produire de la nourriture, en revirement de la tendance des deux derniers siècles. Peu réalisent que l´agriculture biologique peut être deux ou trois fois plus productive que l´agriculture conventionnelle – par hectare, pas par heure de travail. 5 Et le jardinage intensif peut être encore plus productif (et plus intense en travail). Si vous aimez jardiner et pensez que la plupart des gens profiteraient d´être plus proches du sol, c´est une bonne nouvelle. Avec quelques heures de travail par semaine, une parcelle d´un jardin typique de banlieue, de peut-être cent mètres carrés, peut subvenir aux besoins en légumes de toute une famille; doublez et elle peut fournir aussi des quantités considérables d´aliments de base comme les pommes de terre, les patates douces, et les courges. Est-ce que l´immense système transcontinental de camions qui amène des laitues et des carottes californiennes au reste du pays, est vraiment nécessaire ? Est-ce qu´il améliore la vie de quelque façon que ce soit ?
Une autre sorte de gaspillage vient de la construction médiocre et de l´obsolescence programmée de beaucoup de nos produits manufacturés. Actuellement il y a peu de motivation économique, et quelques facteurs décourageants, de fabriquer des produits durables et faciles à réparer, avec le résultat absurde qu´il est souvent moins cher d´acheter un nouvel appareil que de réparer le vieux. C´est finalement une conséquence de notre système monétaire, et ce sera inversé dans une économie sacrée.
Dans ma rue, chaque famille possède une tondeuse à gazon qui est utilisée peut-être dix heures par été. Chaque cuisine a un mixeur qui est utilisé au plus quinze minutes par semaine. A chaque instant , à peu près la moitié des voitures sont garées dans la rue, ne faisant rien. La plupart des familles ont leur propre taille-haie, leurs propres outils électriques, leur propre équipement de sport. Parce qu´elles sont inutilisées la plupart du temps, la plupart de ces choses sont superflues. Notre qualité de vie serait aussi élevée avec la moitié des voitures, le dixième des tondeuses à gazon, et deux ou trois concierges pour toute la rue. En fait, elle serait plus élevée car nous aurions l´occasion d´interagir et de partager. 6 Même à notre taux de consommation actuel, irraisonnablement haut, environ 40 pour cent de la capacité industrielle mondiale est à l´arrêt. Ce chiffre pourrait être monté à 80 pour cent ou plus sans aucune perte de bonheur humain. Tout ce que nous perdrions serait la pollution et la monotonie d´une grosse production d´usine. Bien entendu, nous perdrions aussi un nombre considérable de “boulots”, mais puisque ceux-ci de toute façon ne contribuent pas beaucoup au bien-être humain, nous pourrions employer ces gens pour creuser des trous dans le sol et les reboucher de nouveau, sans aucune perte. Ou, mieux, nous pourrions les utiliser pour des tâches intenses en labeur comme la permaculture, les soins aux malades et personnes âgées, la restauration des écosystèmes, et tous les autres besoins actuels qui sont tragiquement insatisfaits par manque d´argent.
Un monde sans armes, sans McMansions dans des agglomérations étalées, sans des montagnes d´emballages inutiles, sans monofermes mécanisées géantes, sans supermarchés dévoreurs d´énergie, sans panneaux électroniques, sans des monceaux infinis de camelote à jeter, sans la surconsommation de produits dont personne n´a vraiment besoin, n´est pas un monde appauvri. Je ne suis pas d´accord avec ces environnementalistes qui disent que nous devrons nous débrouiller avec moins. En fait, nous allons nous arranger avec plus: plus de beauté, plus de communauté, plus d´accomplissement, plus d´art, plus d e musique, et des objets matériels moins nombreux mais supérieurs en utilité et esthétique. Les trucs bon marché qui remplissent nos vies aujourd´hui, aussi grandioses qu´ils soient en quantité, ne peuvent que diminuer la valeur de la vie.
Une partie de la guérison qu´une économie sacrée représente, est la guérison de la division que nous avons créée entre l´esprit et la matière. En demeurant avec le sacré de toute chose, je préconise d´embrasser, et non d´éviter, le matérialisme. Je pense que nous allons aimer nos choses plus et non moins. Nous allons chérir nos possessions matérielles, honorer d´où elles viennent et où elles vont. Si vous avez un gant de baseball ou une canne à pêche chéris, vous pourriez savoir de quoi je parle. Ou peut-être votre grand-père avait-il ses outils préférés pour travailler le bois, qu´il a gardés en parfait état pendant cinquante ans. Voilà comment nous allons honorer nos choses. Pouvez-vous imaginer comment le monde serait si le même soin et le même respect allaient dans tout ce que nous produisons ? Si chaque ingénieure mettait autant d´amour dans ses créations ? Aujourd´hui une telle attitude n´est pas rentable; c´est rarement dans l´intérêt financier de qui que ce soit de traiter une chose comme sacrée. Vous pouvez simplement acheter un nouveau gant de base-ball ou une nouvelle canne à pêche, et pourquoi être soigneux avec vos outils si des neufs sont si bon marché ? Le bas prix de nos choses fait partie de leur dévaluation, nous jetant dans un monde bon marché où tout est standard et jetable.
Au milieu de la surabondance, même nous, dans des pays riches, vivons dans une inquiétude omniprésente, désirant désespérément la “sécurité financière” tout en essayant de tenir à distance le manque. Nous faisons des choix (même ceux qui n´ont rien à voir avec l´argent) selon ce que nous pouvons “nous permettre,” et ordinairement nous associons la liberté à la richesse. Mais quand nous le poursuivons, nous découvrons que le paradis de la liberté financière est un mirage, qui recule quand nous l´approchons, et que la chasse elle-même rend esclave. L´inquiétude est toujours là, le manque toujours éloigné d´un seul désastre. Nous appelons cette chasse l´avidité. En vérité, c´est une réaction à la perception de manque.
Laissez-moi vous donner encore une indication, pour le moment censée être plus suggestive que définitive, qui montre que le manque que nous vivons est de nature artificielle ou illusoire. L´économie, est-il écrit en page une des livres de référence, est l´étude du comportement humain dans des conditions de manque. L´expansion du domaine économique est ainsi l´expansion du manque, son incursion dans des plages de vie autrefois caractérisées par l´abondance. Le comportement économique, particulièrement l´échange d´argent contre des biens, s´étend aujourd´hui dans des domaines qui auparavant n´étaient jamais le sujet d´échanges monétaires. Prenez, par exemple, une des catégories de vente au détail avec la plus grande croissance de la dernière décennie: l´eau en bouteille. Si une chose est abondante sur terre au point d´en être presque à l´ubiquité, c´est l´eau, pourtant de nos jours c´est devenu rare, une chose pour laquelle nous payons.
La garde des enfants a été un autre domaine de grande croissance économique durant ma vie. Quand j´étais jeune, ce n´était rien pour les amis et les voisins de s´occuper des enfants des autres pour quelques heures après l´école, un vestige des temps villageois ou tribaux quand les enfants couraient librement. Mon ex-femme Patsy parle de manière émouvante de son enfance dans le Taiwan rural, où les enfants pouvaient, et le faisaient, aller chez n´importe quel voisin à l´heure du dîner pour recevoir un bol de riz. La communauté s´occupait des enfants. En d´autres mots, la garde des enfants était abondante; il aurait été impossible d´ouvrir une garderie pour après l´école.
Pour que quelque chose devienne un objet de commerce, il doit d´abord être rendu rare. Au fur et à mesure que l´économie croît, de plus en plus de l´activité humaine entre dans le domaine de l´argent, le domaine des biens et services. Habituellement nous associons la croissance économique avec une croissance en richesse, mais nous pouvons aussi la voir comme un appauvrissement, une croissance du manque. Des choses pour lesquelles nous n´avons jamais imaginé payer, nous les payons aujourd´hui. Payer en utilisant quoi ? De l´argent bien sûr – de l´argent que nous luttons et sacrifions pour obtenir. La plupart des gens que je connais vivent dans une constante inquiétude, basse mais parfois très haute, par peur de ne pas en avoir assez. Et comme le confirme l´inquiétude des riches, aucune quantité n´est jamais “assez.” Sous ce jour nous devons être prudents dans notre indignation de faits tels que “Plus de deux milliards de personnes vivent avec moins de deux dollars par jour.” Un revenu faible en liquide pourrait signifier que les besoins de quelqu´un sont satisfaits hors de l´économie monétaire, par exemple par des réseaux traditionnels de réciprocité et de don. Dans de tels cas le “développement” augmente les salaires en amenant de l´activité économique non-monétaire dans le domaine des biens et services, avec comme résultat la mentalité de manque, de compétition et d´inquiétude, qui nous est si familière à nous occidentaux, mais qui est si étrangère au chasseur-cueilleur sans argent ou au paysan autonome.
Les chapitres suivants expliquent les mécanismes et la signification de la conversion, qui a lieu depuis des siècles, de la vie et du monde en argent, la marchandisation progressive de tout. Si tout est sujet à l´argent, alors la rareté de l´argent rend tout rare, y compris la base de la vie et du bonheur humains. Telle est la vie de l´esclave – quelqu´un dont les actions sont dictées par des menaces à sa survie.
Peut-être que l´indice le plus profond de notre esclavage est la monétisation du temps. C´est un phénomène qui a des racines plus profondes que notre système d´argent, car il dépend de la quantification préalable du temps. Un animal ou un enfant a “tout le temps du monde.” Ceci était probablement vrai pour les peuples de l´Age de la Pierre, qui ordinairement avaient des conceptions du temps très vagues et étaient rarement pressés. Les langues primitives n´avaient souvent pas de passé et parfois même pas de mots pour “hier” ou “demain”. La relative nonchalance que les peuples primitifs avaient vis-à-vis du temps, est encore visible de nos jours dans les parties rurales et plus traditionnelles du monde. La vie bouge plus vite dans la grande ville, où nous sommes toujours pressés car le temps est rare. Mais dans le passé nous avons vécu le temps en abondance.
Plus la société est monétisée, plus ses citoyens sont soucieux et pressés. Dans les parties du monde qui sont encore plus ou moins hors de l´économie monétaire, où l´agriculture de subsistance existe encore et où les voisins s´entraident, le rythme de vie est plus lent, moins pressé. Dans le Mexique rural, tout est fait mañana [demain]. Une paysanne ladakhi interrogée dans le film Ancient Futures d´Helena Norberg-Hodge résume tout ceci en décrivant sa soeur citadine: “Elle a un cuiseur à riz, une voiture, un téléphone – toutes sortes de dispositifs qui gagnent du temps. Pourtant quand je lui rend visite, elle est toujours si affairée que nous avons à peine le temps de parler.”
Pour l´animal, l´enfant, ou le chasseur-cueilleur, le temps est essentiellement infini. Aujourd´hui sa monétisation l´a assujetti, comme le reste, au manque. Le temps c´est la vie. Quand nous ressentons le temps comme étant rare, nous ressentons la vie comme étant courte et pauvre.
Si vous êtes nés avant que les horaires d´adultes envahissent l´enfance et que les enfants soient ballotés d´une activité à l´autre, alors peut-être que vous vous souvenez encore de l´éternité subjective de l´enfance, des après-midis qui s´étalaient à l´infini, de la liberté de la vie sans le temps avant la tyrannie des calendriers et des horloges. “Les horloges,” écrit John Zersan, “raréfient le temps et raccourcissent la vie.” Une fois quantifié, le temps aussi a pu être acheté et vendu, et la rareté de toutes les marchandises liées à l´argent a également affligé le temps. “Le temps c´est de l´argent,” dit le proverbe, une identité confirmée par la métaphore “Je ne peux pas me permettre de prendre le temps.”
Si le monde matériel est fondamentalement un monde abondant, bien plus abondant encore est le monde spirituel: les créations de l´esprit humain – chansons, histoires, films, idées, et toutes les autres choses qui tombent sous la propriété intellectuelle. Parce qu´à l´âge digital nous pouvons les copier et les répandre presque gratuitement, une rareté artificielle doit leur être imposée pour les garder dans le domaine monétisé. L´industrie et le gouvernement font valoir la rareté des droits d´auteur, des brevets, des standards de cryptage, permettant aux détenteurs d´une telle propriété d´en tirer profit.
Ainsi le manque est surtout une illusion, une création culturelle. Mais comme nous vivons presque entièrement dans un monde construit culturellement, notre expérience de ce manque est bien réelle – suffisamment réelle pour que de nos jours presque un milliard de personnes souffrent de malnutrition, et que quelques 5000 enfants meurent chaque jour de causes liées à la faim. Ainsi nos réactions à ce manque – inquiétude et avidité – sont tout à fait compréhensibles. Quand quelque chose est abondant, personne n´hésite à le partager. Nous vivons dans un monde abondant, fabriqué différemment par nos perceptions, notre culture, et nos profondes histoires invisibles. Notre perception du manque est une prophétie auto-réalisatrice. L´argent est central à la construction de l´auto-concrétisante illusion du manque.
L´argent, qui a transformé l´abondance en manque, engendre l´avidité. Mais pas l´argent en soi – seulement la sorte d´argent que nous utilisons de nos jours, l´argent qui incarne notre signification culturelle du soi, nos mythes inconscients, et une relation de rivalité avec la nature, qui dure depuis des milliers d´années. Toutes ces choses sont actuellement en train de changer. Regardons alors comment l´argent en est venu à affliger ainsi nos esprits et coutumes, afin que nous puissions envisager comment le système monétaire pourrait changer avec eux.
1 Warner, “The Charitable-Giving Divide.”
2 Piff et al., “Having Less, Giving More.”
3 Buzby et al., “Supermarket Loss Estimates.”
4 Vous pouvez vous faire une idée du potentiel inexploité de l´agriculture en lisant le livre fascinant, datant de 1911, de F.H. King, Farmers of Forty Centuries: Or, Permanent Agriculture in China, Korea and Japan, qui explique comment ces régions ont nourri d´énormes populations pendant des millénaires sur des petites terres, sans mécanisation, pesticides, ou engrais chimiques. A la place ils se basaient sur une rotation sophistiquée des cultures, des plantations intercalaires, et les relations écologiques entre les plantes, les animaux et les gens. Ils ne gaspillaient rien, pas même le fumier humain. Leur agriculture était extrêmement intense en travail, bien que, d´après King, il était habituellement effectué à un rythme tranquille. En 1907 les cinquante millions d´habitans du Japon étaient presque auto-suffisants en nourriture; la terre de Chine nourrissait, dans certaines régions, des clans de quarante ou cinquante personnes sur une ferme de 1,2 hectares; en 1790 la population de la Chine était à peu près la même que celle des Etats-Unis de nos jours !
5 LaSalle et al., The Organic Green Revolution, 4., qui cite de nombreuses études qui étaient ce fait. Si vous avez l´impression contraire, pensez que de nombreuses études qui ne montrent aucun avantage pour l´agriculture biologique, sont faites par des gens qui ont peu d´expérience avec l´agriculture biologique et sur des terres appauvries par des décennies d´agriculture chimique. Les méthodes biologiques ne sont pas faciles à soumettre à des études contrôlées, car elles impliquent véritablement une relation à long terme entre le paysan et la terre. Ce n´est qu´après des années, des décennies, voire même des générations, que les vrais avantages de l´agriculture biologique deviennent entièrement visibles.
6 Malheureusement, beaucoup d´entre nous sont si blessés que nous préférons ne pas interagir et ne pas partager, mais nous retirer plus loin dans l´enfer de la séparation et l´illusion de l´indépendance jusqu´à ce que son édifice se désagrège. Tandis que des crises variées convergent et que cela arrive à de plus en plus de gens, l´envie de rétablir une communauté va grandir.