CHAPITRE 3: L´ARGENT ET L´ESPRIT

 

Lorsque tous sont isolés par l´égoïsme, il n´y a rien que la poussière, et à l´imminence d´une tempête, rien que la boue.

  • Benjamin Constant

 

Le pouvoir de provoquer une hallucination collective de manque n´est qu´une des façons dont l´argent influence nos perceptions. Ce chapitre va explorer certains des profonds effets psychologiques et spirituels de l´argent: sur comment nous voyons le monde, sur notre religion, notre philosophie, même notre science. L´argent est tissé dans nos esprits, nos perceptions, nos identités. C´est pourquoi, lorsqu´une crise monétaire frappe, il semble que le tissu de la réalité se défait, lui aussi – que le monde même s´écroule. Mais c´est aussi la cause d´un grand optimisme, car l´argent est une construction sociale que nous avons le pouvoir de changer. Quelles nouvelles sortes de perceptions, et quelles nouvelles sortes d´actions collectives, accompagneraient une nouvelle sorte d´argent ?

Nous sommes dans le Chapitre 3, et je n´ai même pas encore défini “l´argent” ! La plupart des économistes définissent l´argent par ses fonctions, telles que moyen d´échange, unité de compte, et une réserve de valeur. En conséquence, ils ont donné une date très ancienne à l´origine de l´argent, peut-être il y a cinq mille ans avec l´émergence de marchandises standard comme le grain, l´huile, le bétail, ou l´or qui remplissaient ces fonctions. Mais quand je dis argent, je parle de quelque chose de bien différent, quelque chose qui est d´abord apparu en Grèce au septième siècle av. J.-C. On peut dire que c´est la première fois que l´argent a transcendé la simple marchandise pour devenir une catégorie d´être distincte. A partir de ce moment, nous pouvions parler non seulement de ce que l´argent fait, mais aussi de ce que c´est.

Le folklore des économistes maintient que les pièces de monnaie ont été inventées pour fournir une garantie de poids et de pureté pour le métal de la marchandise sous-jacente. Leur valeur, raconte cette histoire, venait entièrement de l´or ou de l´argent dont elles étaient faites. En fait, comme l´origine de l´argent par le troc, comme l´hypothèse du manque, ce compte-rendu de l´origine des monnaies est une fantaisie d´économiste. C´est une fantaisie avec un lignage illustre, sans aucun doute. Aristote a écrit,

Les diverses nécessités de la vie n´étant pas faciles à obtenir, et ainsi les hommes se sont mis d´accord d´utiliser dans leurs affaires les uns avec les autres quelque chose qui est intrinsèquement utile et facile à appliquer aux buts de la vie, par exemple le fer, l´argent ou autre. De ceci la valeur était d´abord mesurée simplement par la taille et le poids, mais avec le cours du temps ils ont placé un timbre dessus, pour s´épargner la peine de peser et de marquer la valeur.1

Ce récit semble tout à fait raisonnable, mais la recherche historique semble le contredire. Les toutes premières monnaies, frappées en Lydie, étaient faites en électrum (un alliage d´or et d´argent) qui variait énormément en consistance. 2 Les monnaies se sont rapidement répandues jusqu´en Grèce, où, bien que les pièces étaient assez uniformes en poids et pureté, elles avaient souvent une valeur supérieure à la valeur marchande de l´argent à partir duquel elles étaient frappées. 3 En effet, certaines villes-états (y compris Sparte) frappaient des pièces à partir de métaux de base comme le fer, le bronze, le plomb ou l´étain: de telles pièces avaient une valeur intrinsèque négligeable mais servaient néanmoins d´argent. 4 En tout cas, les pièces estampées avaient une valeur (que, suivant l´historien Richard Seaford, nous appellerons la “valeur fiduciaire”) plus grande qu´un disque de métal identique mais non marqué. Pourquoi ? Quel était ce mystérieux pouvoir inhérent à un simple signe ? Ce n´était pas non plus une extension du pouvoir personnel d´un dirigeant, ou d´une autorité religieuse. Seaford remarque, “Alors que les marques de sceaux semblent incarner le pouvoir du possesseur du sceau, les marques de pièces ne créent aucun attachement imaginé entre les pièces et leur source.” 5 Plutôt, les marques de pièces

authentifient le métal comme possédant une certaine valeur. Et elles ne le font pas en transférant du pouvoir (magiquement ou autrement) au morceau de métal, mai en lui imposant une forme qui de manière reconnaissable l´assigne à une catégorie distincte de choses, la catégorie des pièces authentiques. … La marque de pièce … fonctionne en réalité comme un simple signe. 6

Les signes n´ont aucun pouvoir intrinsèque, mais le dérivent de l´interprétation humaine. Dans la mesure où une société possède de telles interprétations en commun, les signes ou les symboles ont un pouvoir social. La nouvelle sorte d´argent qui a émergé dans la Grèce antique dérivait sa valeur d´un accord social, dans lequel les marques sur les pièces étaient des garanties. 7 Cet accord est l´essence de l´argent. Cela devrait être évident de nos jours, quand la plus grande partie de l´argent est électronique et le reste a la valeur approximative d´une feuille de papier toilette, mais l´argent a été un accord depuis l´époque de la Grèce antique. Ces réformateurs qui préconisent la frappe de monnaie en or comme un moyen de revenir à la belle époque de “l´argent réel”, essaient de revenir à quelque chose qui n´a jamais existé, à part peut-être pour quelques brefs instants historiques presque en tant qu´idéal. Je crois que la prochaine étape de l´évolution de l´argent humain ne sera pas un retour à une ancienne forme de monnaie, mais sa transformation de la réalisation de nos accords d´inconsciente à intentionnelle.

Sur une période de 5000 ans, l´argent a évolué d´une marchandise pure en passant par un symbole sur un matériau, jusqu´à un pur symbole de nos jours. Économie Sacrée vise non pas à défaire cette évolution, mais à la parachever. L´accord qu´est l´argent n´est pas isolé des autres systèmes de signes et de symboles avec lesquels notre civilisation fonctionne. Nous pouvons réaliser dans notre argent de nouveaux accords sur la planète, les espèces et ce que nous trouvons sacré. Pendant longtemps nous avons considéré le “progrès” comme sacré, l´avancement de la science et de la technologie, la conquête du domaine naturel. Notre système monétaire a soutenu ces buts. Nos buts sont à présent en train de changer, et avec eux les grandes méta-histoires dont l´accord appelé argent fait partie: l´Histoire du Soi, l´Histoire du Peuple, et l´Histoire du Monde.

Le but de ce livre est de conter une nouvelle histoire de l´argent; d´éclairer quels nouveaux accords nous pourrions réaliser dans ces talismans fiduciaires, pour que l´argent soit l´allié, et non l´ennemi, du monde plus beau que nos coeurs nous disent être possible.

Ce n´est pas un accident si la Grèce antique, l´endroit d´où l´argent symbolique provient, a aussi donné naissance à la conception moderne de l´individu, aux notions de logique et de raison, et aux bases philosophiques de l´esprit moderne. Dans son chef-d´oeuvre d´érudition Money and the Ancient Greek Mind, le professeur d´antiquité grecque et romaine Richard Seaford étudie l´impact de l´argent sur la société et la pensée grecques, éclairant les caractéristiques qui rendent l´argent unique. Parmi elles il y a que c´est à la fois concret et abstrait, que c´est homogène, impersonnel, un but universel, et un moyen universel, et que c´est illimité. L´entrée dans le monde de cette puissance nouvelle et unique a eu des conséquences profondes, dont beaucoup sont si profondément tissées dans nos croyances et notre culture, notre psyché et notre société, que nous pouvons à peine les percevoir, sans parler de les remettre en question.

L´argent est homogène au sens qu´indépendamment de toutes les différences physiques entre pièces, les pièces en tant qu´argent sont identiques (si elles sont de la même unité). Neuves ou vieilles, abîmées ou lisses, toutes les pièces de un drachme sont égales. C´était quelque chose de nouveau au sixième siècle av. J.-C. Alors qu´aux époques archaïques, Seaford remarque, le pouvoir était conféré par des objets talismaniques uniques (p. ex. un sceptre qui aurait été donné par Zeus), l´argent est le contraire: son pouvoir est conféré par un signe standard qui efface les variations de pureté et de poids. La qualité n´est pas importante, seulement la quantité. Comme l´argent est convertible en toutes les autres choses, il les infecte avec la même caractéristique, les transformant en marchandises – des objets qui, tant qu´ils remplissent certains critères, sont vus comme identiques. Tout ce qui compte est combien. L´argent, dit Seaford, “promeut une notion d´homogénéité parmi les choses en général.” Toutes les choses sont égales, car elles peuvent être vendues pour de l´argent, qui à son tour peut être utilisé pour acheter n´importe quelle autre chose.

Dans le monde des marchandises, les choses sont égales à l´argent qui peut les remplacer. Leur attribut premier est leur “valeur” – une abstraction. Je ressens une distanciation, un abandon, dans la phrase “vous pouvez toujours en acheter un autre.” Pouvez-vous voir comment ceci encourage l´anti-matérialisme, un détachement du monde physique dans lequel chaque personne, chaque endroit et chaque chose est spéciale, unique ? Pas étonnant que les philosophes grecs de cette époque aient commencé à élever l´abstrait au-dessus du réel, culminant dans l´invention de Platon d´un monde de formes parfaites plus réel que le monde des sens. Pas étonnant que jusqu´à aujourd´hui nous traitons le monde physique si cavalièrement. Pas étonnant, après deux mille ans d´immersion dans la mentalité de l´argent, que nous soyions devenus si habitués au caractère remplaçable de toutes choses, que nous nous comportons comme si nous pouvions, si nous détruisions la planète, simplement en acheter une autre.

J´ai intitulé ce chapitre “l´Argent et l´Esprit.” De manière très similaire à la valeur fiduciaire de l´argent, l´esprit est une abstraction qui chevauche un véhicule physique. Comme le caractère fiduciaire de l´argent, l´idée d´esprit en tant qu´essence d´être séparée, non-matérielle, s´est développée durant des milliers d´années, menant au concept moderne d´une conscience immatérielle, d´un esprit désincarné. Il est révélateur que dans la pensée aussi bien laïque que religieuse, cette abstraction est devenue plus importante que le véhicule physique, tout comme la “valeur” d´une chose est plus importante que ses attributs physiques.

Dans l´introduction j´ai mentionné l´idée que nous avons créé un dieu à l´image de notre argent: une force invisible qui meut toutes choses, qui anime le monde, une “main invisible” qui ordonne l´activité humaine, non-matérielle mais pourtant omniprésente. Nombre de ces attributs de Dieu ou de l´esprit remontent aux philosophes grecs pré-socratiques qui ont développé leurs idées précisément au moment où l´argent a pris le contrôle de leur société. D´après Seaford, ils étaient les premiers même à distinguer entre essence et apparence, entre le concret et l´abstrait – une distinction complètement absente (même implicitement) chez Homère. De l´apeiron d´Anaximandre en passant par le logos d´Héraclite, à la doctrine phythagorienne “tout est nombre”, les anciens Grecs mirent l´accent sur la prééminence de l´abstrait: un principe invisible qui ordonne le monde. Cette idéologie a infiltré l´ADN de notre civilisation au point que la taille du secteur financier éclipse l´économie réelle; que la valeur totale des dérivés financiers est dix fois le produit intérieur brut du monde; que les plus grandes récompenses de notre société vont aux sorciers de Wall Street qui ne font rien sinon manipuler des symboles. Pour le spéculateur à son ordinateur, c´est en effet comme Phythagore a dit: “Tout est nombre.”

Une manifestation de cette séparation esprit-matière qui donne la prééminence au premier est l´idée “Bien sûr, une réforme économique est une noble cause, mais ce qui est bien plus important est une transformation de la conscience humaine.” Je pense que cette vue est erronée, car elle est basée sur une fausse dichotomie de la conscience et de l´action, et finalement de l´esprit et de la matière. A un niveau profond, l´argent et la conscience sont entrelacés. Chacun est lié par l´autre.

Le développement de l´abstraction monétaire s´inscrit dans un vaste contexte méta-historique. L´argent n´aurait pas pu se développer sans un fondement d´abstraction sous forme de mots et de nombres. Déjà, les nombres et les étiquettes nous distancent du monde réel, et préparent notre mental à penser abstraitement. Utiliser un nom implique déjà une identité parmi les nombreuses choses ainsi nommées; dire qu´il y a cinq d´une chose rend chacune une unité. Nous commençons à penser aux objets comme étant des représentants d´une catégorie, et non pas des êtres (en soi) uniques. Ainsi, alors que les catégories génériques et standard n´ont pas débuté avec l´argent, l´argent a immensément accéléré leur domination conceptuelle. De plus, l´homogénéité de l´argent a accompagné le développement rapide de marchandises standardisées pour le commerce. Une telle standardisation était grossière à l´époque pré-industrielle, mais de nos jours les objets manufacturés sont presque identiques, au point de transformer le mensonge de l´argent en la vérité.

En étudiant la forme de l´argent du futur, gardons à l´esprit le pouvoir de l´argent d´homogénéiser tout ce qu´il touche. Peut-être que l´argent devrait être utilisé uniquement pour ce qui est ou devrait être standard, quantifiable ou générique; peut-être qu´une sorte d´argent différente, ou pas d´argent du tout, devrait être impliqué dans la circulation des choses qui sont personnelles et uniques. Nous ne pouvons comparer les prix qu´en nous basant sur des quantités standard; ainsi, lorsque nous recevons plus que cela, quelque chose d´incommensurable, nous avons reçu un bonus, quelque chose que nous n´avons pas payé. En d´autres mots, nous avons reçu un cadeau. Bien entendu nous pouvons acheter de l´art, mais nous sentons qui si c´était une simple marchandise, nous payons trop; et si c´est de l´art véritable, nous payons infiniment trop peu. Pareillement, nous pouvons acheter du sexe mais pas de l´amour; nous pouvons acheter des calories mais pas de la vraie nourriture. Aujourd´hui nous souffrons d´une pénurie des choses que l´argent ne peut pas acheter, et une surabondance des choses qu´il peut acheter (bien que cette surabondance soit distribuée si inégalement que beaucoup souffrent d´une pénurie de ces choses-là aussi). 8

Tout comme l´argent homogénéise les choses qu´il touche, il homogénéise et dépersonnalise aussi ses utilisateurs: “Il facilite la sorte d´échange commercial qui est détaché de toutes les autres relations.” 9 En d´autres mots, les gens deviennent les simples parties à une transaction. A la différence des motivations diverses qui caractérisent donner et recevoir des cadeaux, dans une pure transaction financière nous sommes tous identiques: nous voulons tous faire la meilleure affaire. Cette homogénéité parmi les êtres humains, qui est un effet de l´argent, est, en économie, présumée être une cause. Toute l´histoire de l´évolution de l´argent depuis le troc présume que c´est fondamental à la nature humaine de vouloir maximiser son propre intérêt. En ceci, les êtres humains sont présumés être identiques. Lorsqu´il n´y a pas de standard de valeur, différents humains veulent différentes choses. Lorsque l´argent est échangeable contre n´importe quoi, alors tout le monde veut la même chose: de l´argent.

Seaford écrit, “Dépouillé de toute association personnelle, l´argent est dissolu, capable d´être échangé avec n´importe qui contre n´importe quoi, indifférent à toutes les relations interpersonnelles non monétaires.” 10 A la différence d´autres objets, l´argent ne garde aucune trace de ses origines et aucune trace de celles par qui il est passé. Alors qu´un cadeau semble participer de celle qui l´a offert, l´argent de tous est le même. Si j´ai 2000 $ à la banque, la moitié de mon ami et la moitié de mon ennemi, je ne peux pas choisir de dépenser d´abord les 1000 $ de mon ennemi et de garder ceux de mon ami. Chaque dollar est identique.

Sagement, peut-être, beaucoup de gens refusent par principe de mélanger les affaires et l´amitié, bien conscients du conflit essentiel entre l´argent et les relations personnelles. L´argent dépersonnalise une relation, transformant deux personnes en simples “parties à un échange”, motivées par le but universel de maximiser le propre intérêt. Si je vise à maximiser mon propre intérêt, peut-être à vos dépens, comment pouvons-nous être amis ? Et alors que dans notre société fortement monétisée nous satisfaisons presque tous nos besoins avec de l´argent, quels dons personnels demeurent à partir desquels bâtir l´amitié ?

Que la raison du profit est presque antithétique à n´import quel motif personnel généreux, est presque axiomatique – d´où l´expression, “Ne le prends pas personnellement; ce sont juste les affaires.” Aujourd´hui, un mouvement pour l´éthique dans les affaires et dans les investissements tente de guérir l´opposition entre amour et profit, mais aussi sincères que puissent être les motifs, de tels efforts se transforment souvent en relations publiques, “green-washing” [écoblanchiment ou verdissage], ou auto-justification. Ce n´est pas un accident. Dans des chapitres plus loin je vais décrire une contradiction fatale dans l´essai d´investir éthiquement, mais pour le moment notez simplement votre soupçon naturel de ceci, et en général de toute revendication de “faire bien en faisant le bien” [“do well by doing good”].

A chaque fois que nous tombons sur une entreprise apparemment altruiste, nous tendons à penser, “Où est le hic ?” Comment gagnent-ils secrètement de l´argent de ceci ? Quand vont-ils me demander de l´argent ? Le soupçon, “En fait il fait ça pour de l´argent” est presque universel. Nous tendons facilement à discerner des raisons financières dans tout ce que font les gens, et nous sommes profondément émus lorsque quelqu´un fait quelque chose de si magnanime ou de si naïvement généreux qu´un tel motif est visiblement absent. Cela semble irrationnel, miraculeux même, que quelqu´un donne vraiment sans stratagème de retour. Comme l´exprime Lewis Hyde, “Dans les empires d´usuriers, la sentimentalité de l´homme avec un coeur tendre nous parle, car il évoque ce qui a été perdu.” 11

La presque-universalité du soupçon d´un motif de profit ultérieur reflète l´argent comme but universel. Rappelez-vous quand vous étiez à l´école, parlant au conseiller en orientation professionnelle, discutant de vos dons et de comment vous pourriez les utiliser pour gagner votre vie (c´est-à-dire les convertir en argent). Cette habitude de pensée est ancrée profondément: lorsque mon fils adolescent Jimi me montre les jeux d´ordinateur qu´il crée, parfois je me découvre en train de penser à comment il pourrait les commercialiser et aux compétences de programmation qu´il pourrait développer ensuite pour être mieux coté sur le marché. Presqu´à chaque fois que quelqu´un a une idée créative sensationnelle, la pensée “Comment pourrons-nous en tirer de l´argent ?” suit de près. Mais lorsque le profit devient le but, et non plus un simple effet secondaire, de la création artistique, la création cesse d´être un art, et nous devenons des vendus. Etendant ce principe à la vie en général, Robert Graves met en garde, “Vous choisissez vos métiers pour avoir un revenu stable, et vos loisirs pour rendre à la Déesse que vous adorez un précieux service à temps partiel. Qui suis-je, demanderez-vous, pour vous avertir qu´elle exige soit un service à plein temps soit pas de service du tout.” 12

L´argent comme but universel est ancré dans notre langue. Nous parlons de “capitaliser” nos idées et utilisons “gratuit”, qui signifie littéralement reçu avec remerciements (et non paiement), comme synonyme pour inutile. C´est certainement ancré dans l´économie, dans l´hypothèse que les humains visent à maximiser un intérêt personnel qui est équivalent à l´argent. Il est même ancré dans la science, où il est un code pour l´intérêt personnel reproductif. Ici aussi la notion d´un but universel s´est imposée.

Qu´il y ait même une telle chose qu´un but universel à la vie (que ce soit l´argent ou quelque chose d´autre), n´est pas du tout évident. Apparemment cette idée a surgi à peu près en même temps que l´argent; peut-être que c´était l´argent qui l´a suggérée aux philosophes. Socrate a utilisé une métaphore monétaire explicite en proposant l´intelligence comme but universel: “Il y a une seule monnaie contre laquelle nous devrions échanger toutes ces autres choses [plaisirs et douleurs] – l´intelligence. ” 13 En religion cela correspond à la quête d´un but ultime, comme le salut ou l´illumination, à partir desquelles toutes les autres bonnes choses découlent. Tout comme le but illimité de l´argent ! Je me demande quel serait l´effet sur notre spiritualité si nous renoncions à la poursuite d´un but unitaire et abstrait que nous croyons être la clé de tout le reste. Comment serait la sensation d´abandonner l´incessante campagne pour nous améliorer, pour progresser vers un but ? Comment cela serait-il de simplement jouer plutôt, de simplement être ? Comme la richesse, l´illumination est un but qui ne connaît pas de limites, et dans les deux cas, sa poursuite peut asservir. Dans les deux cas, je pense que l´objet de la quête est un substitut douteux pour une diversité de choses que les gens veulent vraiment. 14

Dans une société entièrement monétisée, dans laquelle presque tout est un produit ou un service, l´argent convertit la multiplicité du monde en une unité, une “chose unique qui est la mesure de, et échangeable contre, presque tout le reste.” 15apeiron, le logos, et des conceptions similaires, étaient tous des versions d´une unité sous-jacente qui donne naissance à toutes les choses. Elle est ce d´où toutes choses surgissent et où toutes choses retournent. En tant que telle elle est presque identique à l´antique conception chinoise du Tao, qui donne naissance au yin et au yang, et ensuite aux dix mille choses. Il est intéressant que le semi-légendaire fondateur du taoïsme, Lao Tseu, a vécu à peu près en même temps que les philosophes pré-socratiques – ce qui est plus ou moins l´époque des premières monnaies chinoises. En tout cas, aujourd´hui c´est encore l´argent qui donne naissance aux dix mille choses. Quoi que vous vouliez bâtir dans ce monde, vous commencez par un investissement, avec de l´argent. Et ensuite, lorsque vous avez terminé le projet, il est temps de le vendre. Toutes choses viennent de l´argent; toutes choses retournent à l´argent.

L´argent n´est par conséquent pas seulement un but universel; c´est également un moyen universel, et en effet c´est en grande partie parce que c´est un moyen universel que c´est aussi une fin universelle, dont on ne peut jamais avoir trop. Ou du moins, c´est ainsi que nous le percevons. Maintes fois j´ai été le témoin de discussions pour créer une communauté intentionnelle ou lancer quelqu´autre projet, qui se sont finalement terminées par l´aveu que cela ne se réalisera jamais, car “Où allons-nous trouver l´argent ?” L´argent, de façon tout à fait compréhensible, est vu comme le facteur crucial pour déterminer ce que nous pouvons créer: après tout, il peut acheter pratiquement n´importe quel bien, peut persuader les gens de fournir pratiquement n´importe quel service. “Tout a son prix.” L´argent peut même, semble-t-il, acquérir des valeurs immatérielles comme le statut social, le pouvoir politique et la bienveillance divine (ou sinon la faveur des autorités religieuses, qui est la meilleure alternative). Nous sommes tout à fait habitués à voir l´argent comme la clé de l´accomplissement de tous nos désirs. Combien de rêves avez-vous que vous pensez que vous pourriez réaliser si seulement (et seulement si) vous aviez l´argent ? Ainsi nous hypothéquons nos rêves à l´argent, le transformant de moyen en fin.

Je ne vais pas préconiser l´abolition de l´argent. L´argent a dépassé ses limites appropriées, est devenu le moyen d´atteindre des choses qui ne devraient jamais être contaminées par son homogénéité et sa dépersonnalisation; entretemps, alors que nous l´avons universalisé comme moyen, les choses que l´argent ne peut vraiment pas acheter sont devenues inaccessibles, et peu importe combien d´argent nous avons, nous ne pouvons obtenir que leur semblant. La solution est de redonner à l´argent son vrai rôle. Car en effet il y a des choses que les êtres humains ne peuvent créer qu´avec l´argent, ou avec un moyen équivalent de coordonner l´activité humaine à très grande échelle. Dans sa forme sacrée, l´argent est l´instrument d´une histoire, un accord concrétisé qui distribue les rôles et focalise l´intention. Je vais revenir à ce sujet plus loin où je décris à quoi l´argent pourrait ressembler dans une économie sacrée.

Parce qu´il n´y a aucune limite apparente à ce que l´argent peut acheter, notre désir d´argent a tendance à être lui aussi illimité. Le désir sans limite pour l´argent était tout à fait clair pour les anciens Grecs. Au tout début de l´ère monétaire, le grand poète et réformateur Solon a observé, “De la richesse, il n´y a aucune limite qui apparaît à l´homme, car ceux d´entre nous qui ont le plus de richesse sont empressés de la doubler.” Aristophane a écrit que l´argent est unique car dans toutes les autres choses (comme le pain, le sexe, etc.) il y a satiété, mais pas de l´argent.

“Combien est assez ?” a demandé un jour un ami à un milliardaire qu´il connaissait. Le milliardaire était désarçonné. La raison pour laquelle aucune somme d´argent ne peut jamais être assez est que nous l´utilisons pour satisfaire des besoins que l´argent ne peut pas véritablement satisfaire. En tant que tel il est comme n´importe quelle substance à dépendance, calmant temporairement la douleur d´un besoin insatisfait tout en laissant le besoin insatisfait. Augmenter les doses est nécessaire pour calmer la douleur, mais aucune quantité ne peut jamais être assez. De nos jours les gens utilisent l´argent comme succédané pour la relation, l´excitation, le respect de soi, la liberté, et bien d´autres choses. “Si seulement j´avais un million de dollars, alors je serais libre !” Combien de personnes talentueuses sacrifient leur jeunesse, espérant une retraite précoce, contre une vie de liberté, pour finalement se retrouver à la quarantaine, esclaves de leur argent ?

Lorsque la fonction principale de l´argent est celle d´un moyen d´échange, il est sujet aux mêmes limites que des biens contre lesquels il est échangé, et notre désir pour lui est limité par notre satiété. C´est lorsque l´argent assume la fonction supplémentaire de stock de valeur que notre désir pour lui devient illimité. Une idée que je vais par conséquent étudier est le découplage entre l´argent comme moyen d´échange de l´argent comme stock de valeur. Cette idée a des racines anciennes qui remontent jusqu´à Aristote, qui distinguait entre deux façons de s´enrichir: pour accumuler, ou pour satisfaire d´autres besoins. 16 La première façon de s´enrichir, dit-il, est “contre nature”, et de plus ne comporte aucune limite.

Au contraire des biens physiques, l´abstraction de l´argent nous permet, en principe, d´en posséder des quantités illimitées. Ainsi il est facile pour les économistes de croire à la possibilité d´une croissance exponentielle infinie, lorsqu´un simple nombre représente la taille de l´économie. La somme totale de tous les biens et services est un nombre, et quelle limite y a-t-il à la croissance d´un nombre ? Perdus dans l´abstraction, nous ignorons les limites de la nature et de la culture pour satisfaire notre croissance. Suivant Platon, nous rendons l´abstraction plus réelle que la réalité, réparant Wall Street tandis que l´économie réelle périclite. L´essence monétaire des choses est appelée “valeur”, qui en tant qu´essence abstraite uniforme, réduit la pluralité du monde. Toutes choses sont réduites à ce qu´elles valent. Cela donne l´illusion que le monde est aussi illimité que les nombres le sont. Pour un prix, vous pouvez acheter n´importe quoi, même la fourrure d´une espèce menacée. 17

Une autre sorte de caractère illimité est implicite à l´absence de limites de l´argent: celle du domaine humain, la partie du monde qui appartient aux êtres humains. Quelle sorte de choses, après tout, achetons-nous et vendons-nous pour de l´argent ? Nous achetons et vendons de la propriété, des choses que nous possédons, des choses que nous percevons nous appartenir. La technologie a constamment élargi ce domaine, rendant disponibles pour la propriété des choses qui n´avaient jamais été accessibles ou même concevables auparavant: des minéraux enfouis profondément au sein de la terre, des bandes de fréquence du spectre électromagnétique, des séquences de gènes. Ce qui a été contemporain à l´extension technologique de notre rayon d´action, c´est la progression de la mentalité de propriété, des choses telles que la terre, les droits sur l´eau, la musique, et les histoires entrant dans le domaine du possédé. Le fait que l´argent est illimité implique que le domaine du possédé peut croître indéfiniment, et ainsi que la destinée de l´humanité est de conquérir l´univers, de tout amener dans le domaine humain, de faire du monde entier le nôtre. Cette destinée fait partie de ce que j´ai décrit comme le mythe de l´Ascension, de notre définissante Histoire du Peuple. Aujourd´hui, cette histoire est en train de rapidement devenir désuète, et il nous faut inventer un système monétaire aligné avec la nouvelle histoire qui va la remplacer. 18

Les caractéristiques de l´argent que j´ai discutées ne sont pas nécessairement mauvaises. En aidant à homogénéiser ou standardiser tout ce qu´il touche, en servant de moyen universel,l´argent a permis aux êtres humains d´accomplir des prodiges. L´argent a joué un rôle clé dans l´essor de la civilisation technologique, mais peut-être, tout comme avec la technologie, nous avons à peine commencé à apprendre à utiliser ce puissant instrument créatif pour son véritable dessein. L´argent a favorisé le développement de choses standardisées comme des pièces de machine et des micropuces – mais voulons-nous que notre nourriture soit elle aussi homogène ? L´impersonnalité de l´argent favorise la coopération sur d´immenses distances sociales, aidant à coordonner le travail de millions de gens qui sont pour la plupart des étrangers les uns aux autres – mais voulons-nous que nos relations avec les gens dans nos propres voisinages soient elles aussi impersonnelles ? L´argent comme moyen universel nous permet de faire presque tout, mais voulons-nous qu´il soit aussi un moyen exclusif, que sans lui nous ne puissions pratiquement rien faire ? Le temps est venu de maîtriser cet outil, alors que l´humanité entre dans un nouveau rôle sur la terre, intentionnel et conscient.

1 Aristotle, Politics, book 1, part 9.

2 Seaford, Money and the Early Greek Mind, 132-3.

3 Ibid., 137.

4 Ibid., 139-145.

5 Ibid., 119.

6 Ibid.

7 L´exception était les pièces utilisées pour le commerce à l´étranger – des pièces qui circulaient en-dehors de la portée d´un accord social. De telles pièces dépendaient en effet de la valeur intrinsèque de leur métal sous-jacent. Mais même là, une perception sociale plus large de la valeur était nécessaire pour leur donner de la valeur, car l´argent et l´or n´étaient intrinsèquement pas très utiles comme métaux.

8 Cette surabondance est reflétée dans le problème persistant de “surcapacité” qui afflige presque chaque industrie, ce pourquoi les solutions à la crise économique incluent habituellement la stimulation de la demande.

9 Seaford, Money and the Early Greek Mind, 151.

10 Seaford, Money and the Early Greek Mind, 155.

11 Hyde, The Gift, 182.

12 Graves, The White Goddess, 15.

13 Plato, Tht. 146d. Cité par Seaford, Money and the Early Greek Mind, 242.

14 Parmi les plus grands besoins insatisfaits actuels est celui de relation, aussi bien avec d´autres gens qu´avec la nature. Ironiquement, l´argent, avec son abstraction et son impersonnalité, atténue nos relations avec les deux. La spiritualité, lorsque conçue comme une quête individuelle qu´il vaut mieux poursuivre à part du monde, fait de même. Pouvons-nous concevoir une sorte d´argent différente qui a les effets contraires ?

15 Seaford, Money and the Early Greek Mind, 150.

16 Aristotle, Politics, book 1, section 9.

17 La lectrice peut avoir remarqué un paradoxe: nous vivons dans un monde d´abondance, comme décrit au chapitre 2, pourtant nous sommes également en train d´épuiser une biosphère limitée. Pour résoudre ce paradoxe, considérez que la plus grande partie de notre production et consommation excédentaires ne satisfont aucun besoin réel, mais sont causées par la perception du manque et la solitude existentielle du soi séparé coupé de la nature et de la communauté.

18 Ceci est aussi valable pour l´autre histoire définissante de notre civilisation, “le soi discret et séparé.” Notre système monétaire concrétise aussi cette histoire, en dissolvant les liens personnels, en nous mettant en compétition, et en nous coupant aussi bien de la communauté que de la nature.